Suisse

Des rouges portant haut la croix blanche

Texte: Alexandre Truffer, Photos: Olivier Maire; Siffert/weinweltphoto.ch

Réputé pour la qualité des ses blancs, le vignoble suisse cultive en réalité une majorité de cépages rouges depuis un quart de siècle. Plusieurs résultats spectaculaires récents dans des concours internationaux ont permis de faire connaître cette réalité qui n’est plus si nouvelle.

En 2018, le vignoble helvétique abritait, selon les statistiques de l’Office fédéral de l’Agriculture, 43% de cépages blancs et 57% de rouges (qui se traduit par une production moyenne de 49% de vin blanc et 51% de rouge). Cette proportion n’a pas varié depuis une douzaine d’années, alors que si l’on regarde les données de 1998, on se rend compte que la proportion des blancs atteignait encore 48%.

En moins de dix ans, pas moins de 750 hectares, sur les près de 15 000 qui composent le vignoble suisse, ont changé de couleur avant d’atteindre l’équilibre que nous connaissons encore aujourd’hui. A l’heure actuelle, seul le canton de Vaud cultive une majorité de blanc (65%), tandis que les cinq autres régions viticoles – Tessin (91%), Suisse alémanique (70%), Valais (64%), Genève (57%), Trois-Lacs (55%) – affichent leur préférence pour les variétés rouges. A la lecture de ces chiffres on prend conscience que la réalité d’un vignoble ne correspond pas toujours à l’image qu’il peut en donner. Ainsi, la réputation des spécialités valaisannes comme la Petite Arvine, l’Amigne, l’Ermitage, le Païen ou l’Humagne associée à la notoriété des appellations Fendant et Johannisberg pourrait laisser penser que le Valais est plus un «terroir à blancs» que les Trois-Lacs où Pinot Noir et Œil-de-Perdrix recueillent toute l’attention.

Cette perception de la Suisse, pays de vins blancs, se retrouve chez les consommateurs helvétiques, mais aussi chez les professionnels étrangers. De fait, la plupart des articles élogieux sur le vignoble helvétique font la part belle aux blancs, surtout indigènes, tels que la Petite Arvine ou le Chasselas. Seuls les Merlot du Tessin, les Pinot Noir des Grisons et, de manière plus anecdotique, les Syrah du Valais, semblent trouver grâce chez les prescripteurs internationaux. Néanmoins, certains indices laissent penser que l’équation Suisse égal vin blanc pourrait être sur le point de changer. Alors suivez-nous sur les traces de ces rouges helvétiques qui portent bien haut la croix blanche.


Ces valaisans qui plaisent tant

En ce début d’année, trois concours internationaux organisés en France ont vu des rouges valaisans réaliser des résultats exceptionnels. Si les vins du canton ont toujours obtenu de bonnes notes dans les dégustations à l’aveugle, un tel tir groupé est rarissime.

Début mars, 3341 vins en provenance de 45 pays ont été dégustés à Paris lors des Vinalies Internationales, le concours des œnologues de France. Parmi eux, 166 vins suisses qui ont remporté 42 médailles d’or et 35 d’argent. Néanmoins, les esprits ont surtout été marqués par le résultat extraordinaire du Cornalin Vieux-Cachet 2017 du Domaine du Mont-d’Or. Avec une note finale de 99 sur 100, cette spécialité rouge décroche non seulement les prix spéciaux du meilleur vin rouge et du meilleur vin du concours, mais obtient aussi un score quasi inédit dans une compétition internationale. «L’une des particularités du Mont-d’Or est la vinification en grands vases de bois. Le Cornalin, l’un des trois rouges monocépage de notre domaine surtout planté de blancs (75%), n’a ainsi aucun contact avec la barrique», précise Laurent Guidoux.

«Marc-André Devanthéry et Florence Troguer cherchent à faire ressortir les fruits, noirs ou bleus, et la texture soyeuse de cette variété», poursuit le responsable commercial de ce domaine de 24 hectares d’un seul tenant à l’entrée de Sion. Comme le domaine produit 3500 bouteilles de Vieux-Cachet les bonnes années, et que 2017 a été peu généreuse, inutile de dire que cette spécialité n’est plus disponible. «Nous avons vendu en quelques semaines toute notre production de Cornalin 2017 alors que c’est un vin que nous commercialisons d’habitude pendant six mois. L’impact médiatique très important a complètement occulté nos autres résultats lors de cette compétition, la meilleure note dans la catégorie vins liquoreux avec la Petite Arvine Sous l’Escalier 2016 entre autres. Surtout, nous espérons que ces résultats qui mettent en avant des spécialités typiquement valaisannes rejaillissent sur tout le vignoble du canton.»

L’exploit du Vieux-Cachet semble avoir fait des émules, puisque moins de deux mois plus tard, le Cabernet Sauvignon Grand Maître Barrique 2017 de la Cave Gregor Kuonen remportait le titre de Meilleur Cabernet du Monde 2019. Organisé par l’Union de la Sommellerie Française, le Concours International des Cabernets fait certes partie des compétitions secondaires (200 vins inscrits alors que Cabernet – Franc, Sauvignon ou autres couvrent plus de 300 000 hectares), mais le résultat reste notable. Et ce d’autant plus que la cave fait aussi partie des quatre entreprises valaisannes – avec Cave La Madeleine, Cave Saint-Pierre et Adrian & Diego Mathier - à s’être classées dans le Top Ten (qui compte onze représentants) de Syrah du Monde qui a vu s’affronter 309 vins mi-mai à Ampuis, dans la Vallée du Rhône.


Ces marques vaudoises qui se démarquent

Tandis que les vignerons de Morges se préparent à fêter le six centième anniversaire de l’arrivée supposée du Pinot Noir dans la région, ce cépage apparaît à la peine dans l’arc lémanique sauf lorsqu’il est associé à des marques fortes.

Si la deuxième région viticole helvétique a su réhabiliter son cépage emblématique, le Chasselas, le canton de Vaud peine à vendre ses rouges. Comme dans le Valais voisin, ce ne sont pas les cuvées les plus chères qui ont de la difficulté à trouver amateur, mais plutôt les entrées de gamme, souvent composées d’un assemblage de Gamay et de Pinot Noir. Couvrant respectivement 352 et 483 hectares, ces deux variétés ont pourtant un fort ancrage historique dans la région. Le Pinot Noir va même fêter ses 600 ans en terres vaudoises.

Si l’on se réfère à la tradition, cela fera, l’an prochain, exactement six siècles que Marie de Bourgogne, fille du duc du Bourgogne Philippe de Hardi et femme du duc de Savoie, a offert des plants de Servagnin de Morges aux habitants de Saint-Prex. «Nous avons fait cinq à six milles bouteilles du millésime 2000, le premier à sortir sur le marché. Aujourd’hui, on parle de près de trente milles cols, explique Jean-François Crausaz, président de la commission Servagnin. A l’époque, le prix imposé tacitement était de 18 francs, maintenant presque toute le monde est au-dessus de vingt francs.» Les raisons de ce succès sont inscrites dans la charte élaborée à la fin du siècle passé: parcelles sélectionnées, clone unique, rendement limité à 50hl/hectare, élevage de seize mois dont neuf en fût de chêne obligatoire. «Les plus grands progrès ont été réalisés non pas à la vigne, mais en cave, grâce à la maîtrise de la barrique, un contenant avec lequel nous tâtonnions encore il y a vingt ans», reconnaît le maître-caviste de Bolle.

Si la clientèle locale est convaincue, il reste encore à asseoir la notoriété de cette sélection de Pinot hors de son berceau régional. A Bonvillars, l’autre région vaudois à avoir développé une marque de Pinot florissante, la diffusion est plus large, grâce à la présence en grande distribution (Coop commercialise environ 20% de la production). Lancé à la fin des années 1950, le Vin des Croisés est le Pinot Noir emblématique de la Cave des Viticulteurs de Bonvillars. «Les ventes de ce Pinot Noir élevé en cuve sont en augmentation régulière. Nous évoluons actuellement autour des 90 000 bouteilles par année», précise Olivier Robert, l’œnologue de la coopérative du Nord vaudois qui cultive 24 hectares de Pinot Noir (aussi utilisé pour faire du Blanc de Noir, de l’Œil-de-Perdrix ou entrer dans des assemblages). Autre spécificité de cette marque, la présence systématique du label Terravin qui montre que vinification traditionnelle et succès commercial peuvent aller de pair.


Le Pinot fait sa révolution à Neuchâtel

Jusqu’il y a peu, seuls les producteurs alémaniques pouvaient prétendre à concurrencer les grands Pinot Noir de Bourgogne. Pourtant, l’arrivée sur le marché de plusieurs cuvées exceptionnelles élaborées par des domaines neuchâtelois est en train de changer la donne. Peu de gens en ont conscience, mais les progrès réalisés par les producteurs du nord du lac de Neuchâtel sont tout simplement éblouissants.

Souvent sous-estimé, Neuchâtel et son vignoble de 600 hectares produit quelques-uns des plus beaux rouges de Suisse. Cette réalité encore peu connue du grand public est confirmée à chaque visite dans le nord-ouest de la Suisse. Fin mai, j’ai eu le plaisir d’accompagner les dégustateurs du Mondial du Chasselas à une visite du Château d’Auvernier. Lors de la soirée, Thierry Grosjean a fait servir sa sélection parcellaire Les Argiles 2014. Ce vin qui m’avait déjà impressionné lors de sa mise sur le marché fin 2016 avait encore gagné en complexité tout en préservant sa magistrale élégance. C’était tout simplement un grand Pinot Noir!

En 2017, dans le hors-série sur les vins de Neuchâtel, j’écrivais que le canton comptait «une dizaine de sélections haut de gamme qui se classent au sommet de la pyramide qualitative du vin suisse. Commercialisées pour un prix minimum de trente francs la bouteille, ces cuvées haut de gamme sont le résultat d’un processus souvent décennal d’amélioration du matériel végétal et d’adéquation de celui-ci avec des parcelles dotées de conditions pédologiques et climatiques exceptionnelles.»

A l’époque, Thierry Grosjean expliquait que: «dès les années 2000, nous avons entrepris une classification de nos parcelles pour repérer celles qui donnaient les meilleurs résultats les années chaudes comme lors de millésimes froids. Deux lieux-dits, les Grands’Vignes et les Argiles – qui se situent à 300 mètres l’une de l’autre sur la commune d’Auvernier au nord-ouest du château – ont été replantés avec des clones très qualitatifs qui s’appuient sur des porte-greffes de faible vigueur. Ces récoltes, faibles en quantité mais fortes en qualité, sont élevées deux ans en barriques. Une nouvelle sélection a encore lieu avant la mise sur le marché afin d’assurer une qualité irréprochable.»

Ce travail sur la sélection des parcelles et des clones a été entrepris par d’autres encavages qui tous proposent des cuvées haut de gamme offrant d’excellents rapports qualité-prix. Ces vins, commercialisés entre trente et nonante francs la bouteille, ne sont bien entendu pas bon marché, mais ils soutiennent la comparaison avec des cuvées grisonnes, américaines ou bourguignonnes vendues la plupart du temps deux à trois fois plus chers. Et comme le caractère exceptionnel de ces crus reste encore ignoré de la majorité des consommateurs, ces rouges révolutionnaires ne sont pas encore pris d’assaut.


Entretien avec Nicolas Joss

Directeur de Swiss Wine Promotion

La Suisse produit désormais une majorité de vins rouges, comment cela influe-t-il sur l’image du vignoble helvétique?
Il faut reconnaître qu’en vingt ans le vignoble suisse a été métamorphosé. L’un des principaux éléments de cette évolution a été le passage d’un vignoble de blancs à un vignoble de rouges. L’autre élément est la diversification de ces rouges. Pendant longtemps, à l’exception du Valais, il n’existait que le Pinot Noir et le Gamay. Aujourd’hui, toutes les régions ont réussi à diversifier leur production de rouges. Surtout grâce à la diffusion de cépages internationaux, comme le Merlot par exemple, que l’on retrouve dans toutes les régions du pays.

Cette «modernité» est-elle un atout?
Sans aucun doute, car les progrès dans la vinification sont allés de pair avec les évolutions à la vigne. Aujourd’hui, les rouges suisses peuvent se comparer avec les régions de référence de ces variétés. On le voit avec le Pinot Noir, dont les meilleures cuvées de Suisse alémanique ou de Neuchâtel rivalisent avec la Bourgogne, comme avec la Syrah, où le Valais est capable de se mesurer avec les Côtes-du-Rhône ou l’Australie. Cette maîtrise nouvelle commence aussi à toucher les Cabernet – qui bénéficient sans doute du réchauffement de ces dernières années – que l’on voit désormais dans tous les vignobles helvétiques. Et surtout, cette progression se traduit aussi par d’excellents résultats dans les compétitions internationales.

Les concours sont-ils vraiment si importants pour la promotion?
Le concours permet de rassurer la clientèle, qu’elle soit suisse ou étrangère, sur la qualité des vins. Une médaille démontre que le vin a été validé par un collège de dégustateurs internationaux. Cette reconnaissance est relativement nouvelle pour nos vins, et cela on a tendance à l’oublier. Si les bons résultats dans les concours constituent un élément important de la visibilité des vins d’une région, ils restent un outil parmi d’autres.

Et quels sont ces autres outils?
Faire de la promotion à l’international implique d’organiser des événements. Non pas tous seuls, mais en partenariat avec des partenaires, de la gastronomie par exemple, qui convoient une forte identité helvétique.

Est-ce que valoriser les vins suisses à l’étranger, alors que les chiffres à l’export sont très faibles, reste une priorité de Swiss Wine Promotion?
Ce n’est pas parce que l’on exporte peu, qu’il ne faut pas se montrer à l’étranger. Au contraire! Nous faisons des vins d’excellente qualité qui répondent à une attente de consommation. Surtout sur des variétés autochtones qui coïncident avec le besoin qu’éprouve une grande partie des consommateurs de notre société mondialisée à retrouver des produits portant la signature de leur région d’origine. Ainsi, le Chasselas, qui est un cépage identitaire de la Suisse même s’il est produit dans d’autres pays, fait partie des fers de lance de la viticulture helvétique. Idem pour la Petite Arvine. En ce qui concerne les rouges, le Pinot Noir – grâce au travail des encaveurs des Grisons, de Schaffhouse ou de Neuchâtel – est en train de se forger une réputation d’excellence au niveau international

Et les consommateurs suisses dans tout cela?
Il ne faut pas oublier que les amateurs suisses lisent, et sont influencés, par les revues et les prescripteurs internationaux. Sans utiliser le volet international, la promotion à l’intérieur de la Suisse n’a pas grand sens. On voit que les expériences du passé qui s’appuient sur une promotion hors des frontières ont eu un impact. Cela a permis de faire venir des groupes comme Parker ou Decanter sur le marché suisse et de les intéresser à nos vins.

Comment voyez-vous le futur des vins suisses?
Le vignoble suisse a beaucoup évolué et continue sur une dynamique très intéressante. Je découvre régulièrement de jeunes vignerons qui élaborent des cuvées incroyables. Bien entendu, le marché, qu’il soit suisse ou international, est compliqué. On voit qu’il y a beaucoup d’offre et que certains vins d’Europe ou du Nouveau-Monde affichent des rabais très importants. Ce qui montre au consommateur que cela fait longtemps qu’on les arnaque sur les vins étrangers, car si l’on est capable de proposer des rabais de 40% ou 45%, cela implique des marges très supérieures à celles faites sur les vins suisses. Si le grand public prend conscience de cela, un grand pas aura été fait.

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