Symbole de résilience face au climat

La Thrace promise

Texte: Anick Goumaz, Photo: m.à.d., GettyImages / theendup / Raul C, GoTürkiye, Anick Goumaz, GettyImages / Nirian, GettyImages / Izzet Keribar

Ses terres nourrissent du raisin depuis l’Antiquité, dont des cépages parmi les plus anciens connus à ce jour. En Türkiye, le vin est un étendard de liberté et d’ouverture. Partie européenne reconnue comme la plus libérale du pays, la Thrace présente également le plus de potentiel vitivinicole en pleine crise climatique.

Q uel vaste pays que cette Türkiye (comme il faut l’appeler aujourd’hui)! Avec ses 800 000 hectares, elle équivaut à 1,5 fois la France. À la fois terre d’accueil et d’exil, elle compte quelque 85 millions d’habitants, dont 6 millions de réfugiés, alors que 3 millions de Turcs vivent en Allemagne. Un tiers de sa population réside à Istanbul et dans ses alentours, un quart dans la région de Marmara (comme la mer du même nom), qui englobe la capitale et la Thrace. Cette dernière attire les habitants des campagnes – l’exode rural touche ces régions de plein fouet – pour leur offrir des postes dans l’industrie ou le textile. Marmara représente aussi le troisième fournisseur d’huile d’olive, après l’Espagne et l’Italie. La production de raisin se montre également importante: le pays occupe la cinquième place mondiale en termes de superficie de son vignoble (410 000 ha) et la sixième place dans le classement des producteurs de raisin. Mais il figure seulement au 31e rang des producteurs de vin et au 35e rang des consommateurs mondiaux (un litre par an et par habitant, contre 32 litres en Suisse). La production nationale de vin atteint les 62 millions de litres. La raison de cet écart: les Turcs raffolent des raisins secs, dont ils sont les premiers producteurs mondiaux depuis la nuit des temps. La cuisine turque regorge aussi de produits dérivés du fruit et de son jus. Quant au vin, il vit une véritable renaissance depuis les années 2000, même si le gouvernement turc ne facilite pas ce développement à grands coups de lois extrêmement restrictives. Si, en son temps, Atatürk, fondateur et premier président du pays, avait beaucoup œuvré pour l’essor du vignoble, la production de vin en Türkiye est restée un monopole d’État jusqu’au tournant des années 2000. Les vignobles se situent notamment à Izmir, Anissa, en Cappadoce et en Thrace. Kutman, à Izmir, et Kavaklidere, dans la région d’Ankara, représentent les plus grandes caves nationales.

Nouvelle route des vins

Revenons en Thrace: cette terre celte correspond à la partie européenne du pays. Elle est appréciée des jeunes d’Istanbul, qui la visitent régulièrement les week-ends pour faire la fête et profiter d’un certain état d’esprit libéral. Trois mers l’entourent: la mer Noire, la mer Égée et la mer de Marmara. Ses acteurs du vin, mais aussi de la restauration et de l’hôtellerie (45 au total) se sont récemment unis pour former une route des vins allant d’Edirne, à la croisée avec la Bulgarie et la Grèce, jusqu’à Çanakkale et Eceabat, plus au sud, sur la rive européenne du détroit des Dardanelles. Ici, nous trempons les lèvres dans notre premier vin turc, issu de Narince, un cépage blanc apprécié pour les vins élégants qu’il produit, mais aussi pour ses feuilles fines, parfaites pour élaborer les yaprak sarması, les fameuses feuilles de vigne farcies.

«Nos cépages autochtones sont exceptionnels, parmi les plus vieux au monde.»

«Narince veut dire gentil», explique Murat Yankı, un sommelier au français impeccable installé à Eceabat. Celui qui a étudié la sommellerie à Asti, en Italie, et la viticulture au Royaume-Uni gère des vignes âgées de près de 20 ans plantées de cépages internationaux et autochtones, tels que le Karasakız (gomme noire), pour le vin rouge. «On dit que c’est le vin d’Homer, parce que Troie se situe juste en face. D’ailleurs, Eceabat est la ville la plus ancienne du monde, après Troie.» Appelé Asmadan, ce domaine a été fondé en 2017 par deux associés ayant fait fortune dans l’industrie automobile: Şebnem Efecik et Demir Erdoğan. «Sans compter les touristes, 7% de la population boit du vin, détaille Murat Yankı. Peu de gens imaginent qu’un pays musulman puisse produire du vin. Et pourtant, nos cépages autochtones sont exceptionnels, parmi les plus vieux du monde. J’affectionne par exemple le Boğazkere, qui veut dire «grattegorge » et l’Öküzgözü, qui signifie «œil de bœuf». Nous les assemblons grâce au conseil d’un œnologue français qui a travaillé dans la région dans les années 1940. Il trouvait que le Boğazkere ressemblait au Cabernet Sauvignon et l’Öküzgözü, au Merlot. Il les a donc assemblés pour créer une cuvée dans le style bordelais. Il avait raison, il faut assembler l’Öküzgözü pour lui donner du muscle.»

Hôtel, domaine et musée

Avec son œnologue, la talentueuse Semril Zorlu, Murat Yankı a produit 300 000 bouteilles en 2022, mais l’objectif est d’atteindre les 600 000. «À mon avis, on n’y arrivera pas. Nous avons observé un rétrécissement du marché du vin en Türkiye. Les gens boivent de plus en plus d’alcool, mais de moins en moins de vin. Les ventes de whisky ont bondi de 10%, tandis que la baisse pour le vin atteint les 20%. Je définis toujours le vin comme un produit agricole, alors que les autres alcools sont industriels. » Heureusement, Asmadan peut compter sur l’exportation, surtout vers l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Belgique, la Suisse, mais aussi le Japon. Sur place, sa clientèle peut se détendre dans l’hôtel attenant, le Bengodi Boutique Hotel et visiter le musée fondé par le sommelier touche-à-tout: «Il s’agit du seul musée dédié aux 9000 ans de viticulture en Türkiye. C’est ma fierté. Un million d’euros ont été nécessaires pour sa création, sans qu’on n’y gagne rien.

C’est un service culturel.» Intarissable, Murat détient également la paternité du nom de l’hôtel Bengodi: «Je l’ai tiré du Décaméron, chef-d’oeuvre de Boccace. C’est un recueil de cent récits. Dans l’un d’eux, l’auteur décrit un pays empli de montagnes de nourriture, où le vin coule des fontaines: Bengodi.» Enfin, notre hôte a aussi écrit un ouvrage de référence de l’oenotourisme en Türkiye, récemment traduit en français. Sa coauteure, Göknur Gündoğan, est née en Türkiye et a étudié le vin à Suze-la- Rousse, dans la vallée du Rhône, avant de revenir aux sources et de créer son entreprise de sommellerie et consulting. À l’heure de notre rencontre, il met toutes ses casquettes de côté pour gérer les vendanges. Afin d’éviter la chaleur, le travail débute à 5h30 et se termine à 9h. L’instinct de ce businessman lui a donné l’idée d’impliquer les hôtes du Bengodi dans les récoltes. «Il ne pleut plus beaucoup, on aimerait bien que ça tombe plus», explique-t-il dans un minivan empli d’apprentis vendangeurs plus motivés à prendre le soleil au bord de la piscine qu’à se saisir d’un sécateur… «Mais on ne pratique pas d’irrigation. On résiste encore. C’est rare en Türkiye.

La Thrace produit du vin depuis cent ans. À l’époque, on faisait également du lin et du coton vendu à Gênes et à Marseille pour la fabrication des célèbres Denims. » Le bus se faufile entre les rangs, le travail va bientôt commencer. «Lorsque le premier propriétaire est arrivé, il a pris exemple sur son voisin, le premier producteur de vins de qualité en Türkiye et il a planté du Cabernet Sauvignon, comme lui. Alors nous avons continué avec les variétés bordelaises.

«Les cépages autochtones séduisent les touristes. Les locaux aiment les variétés internationales.»

Actuellement, les cépages autochtones séduisent plutôt les touristes, alors que les locaux aiment les variétés internationales. Nous leur disons qu’il faut boire plus de cépages turcs pour contribuer à l’agriculture du pays. Aujourd’hui, on va vendanger le Cabernet Sauvignon, qui couvre 80% du domaine.» Les vendangeurs d’un jour découvrent les vignes et, plus loin, la vue sur l’île d’Imbros, autrefois grecque, mais maintenant turque. «Il y a cent ans, nos ancêtres plantaient déjà de la vigne ici, parce que le vent du sud amène de la pluie. De nos jours, le stress hydrique représente un problème très important pour la plante. Mais la région bénéficie aussi du vent du Nord, qui rafraîchit les ceps.»

L’oenotourisme comme solution

Vin et hôtellerie sont étroitement liés dans la région de la Thrace pour des raisons légales. En effet, la loi turque autorise la consommation d’alcool uniquement dans des restaurants ou des hôtels. Pour faire déguster leurs produits, les domaines viticoles doivent donc développer leurs structures d’accueil. Confortables et même souvent luxueux, ces lieux oenotouristiques sont devenus des destinations privilégiées pour une clientèle venue principalement d’Istanbul. Les touristes étrangers restent encore rares.

C’est le cas dans l’hôtel Caeli, également situé à Eceabat. Très moderne et conçu comme un véritable musée contemporain en plein air, il a ouvert il y a neuf ans, alors que les vignes du domaine ont été plantées en 2006. Ce vignoble de 170 hectares est constitué à 80% de cépages rouges. Les variétés bordelaises dominent, selon la volonté du patron, mais aussi les caractéristiques du terroir convenant à ces cépages. Hasard ou non, plus on se rapproche de la mer et plus les paysages marqués par les forêts de pins nous rappellent l’ouest de la France. Lors de sa fondation, l’entreprise Caeli a bénéficié de conseils de l’œnologue français Michel Rolland. Son nom revient régulièrement dans la région. Incontournable dans le Bordelais, il voit depuis longtemps un potentiel sur les pourtours de la mer Noire et a accompagné des domaines en Türkiye, mais aussi en Bulgarie et en Arménie.

Chez Caeli, la densité des ceps est très haute, afin de mettre les plantes en concurrence les unes avec les autres et de limiter les rendements, pour concentrer les arômes. Ils restent les seuls dans la région à appliquer cette méthode très coûteuse. Équipée d’infrastructures dernier cri, la cave a la capacité de sortir un million de bouteilles par an, mais la production actuelle s’élève à 500 000 cols. Ils portent tous des noms poétiques: Ament, Pacem, Felici…

Investisseurs d’Istanbul

Derrière tout ce complexe flambant neuf – autoproclamé «le plus moderne en Türkiye» – se cache une grande société active dans le secteur médical. Une autre particularité de la production viticole en Thrace: elle attire les investisseurs d’Istanbul. Dans ce pays majoritairement musulman, celles et ceux qui ont fait fortune affichent leur proximité avec les traditions occidentales en produisant du vin. Si Caeli met en avant ses pratiques biologiques, cette viticulture verte reste rare dans la région, comme l’explique Murat Yankı: «On ne compte que deux domaines appliquant la culture biologique. Nous sommes trop proches de la mer pour ça. Les attaques de mildiou en 2023, c’était du jamais vu! Il a plu tous les jours pendant un mois, puis il a fait très chaud. Les incendies ont également fait des ravages.» Aucun système d’appellations ne régit les vins turcs.

 

Si les domaines de la Thrace ont planté pendant un temps des variétés bordelaises, souvent sur conseil d’oenologues français, ils reviennent aux cépages autochtones. «Les variétés rouges turques sont populaires», explique Dilara Sezer Sanyel, oenologue pour la grande cave Suvla, toujours à Eceabat. «Les jeunes veulent du Pét’ Nat’ et du Karasakız.» Ce cépage rouge a d’ailleurs la réputation d’un «raisin à tout faire» et compose parfois ces vins effervescents méthode ancestrale. Dilara est entrée en 2023 dans le programme de master en oenologie en Bulgarie, où elle côtoie beaucoup de jeunes femmes. Avec deux autres oenologues et quatre assistants, elle élabore pour Suvla des vins simples, dont seule une petite partie passe en barriques. La gamme impressionne: plus de 50 vins issus d’un large choix de cépages turcs et internationaux (parmi lesquels Sauvignon Blanc, Sémillon, de la Syrah, du Malbec et même du Grenache, de l’Agiorgitiko et du Gamay!). Suvla exploite une surface de vigne de 110 ha, mais qui ne représente que 20% du raisin encavé.

En cinq ans, l’entreprise créée par Selim Ellialtı, qui travaillait en tant que distributeur pour IBM avant de devenir responsable de Microsoft dans 13 pays, est passée de 600 à 3000 tonnes de raisin encavé. Elle occupe dorénavant le sixième rang parmi les producteurs de vins en Türkiye.

Un métier de femmes

À 250 km d’Eceabat, entre la frontière bulgare et Istanbul, Kırklareli abrite également des vignobles, comme celui de Mustafa Çamlıca. En adaptant son nom de manière phonétique pour sa marque – Chamlija Wines – il affiche son ambition d’être connu internationalement. On trouve d’ailleurs chez nous certains de ses vins droits et expressifs (un vrai coup de cœur!). Le domaine de 130 ha – le plus grand de la région – emploie toute la famille Çamlıca depuis 2017. Ils produisent 300 000 bouteilles par année, écoulées en Corée, en Chine ou encore… en Suisse!

«Les gens boivent moins, c’est la réalité, mais ça ne doit pas nous servir d’excuse.»

«Nos vins sont chers en Suisse», concède Mustafa Çamlıca. «Nous ne visons pas vraiment la classe moyenne. Le vin turc le plus cher au monde se vend en Suisse!» L’export est-il obligatoire pour contrer la baisse de consommation en Türkiye? «Les gens boivent moins, c’est la réalité, mais ça ne doit pas nous servir d’excuse. Au lieu de se plaindre, il faut concentrer ses forces pour produire le meilleur vin.» Dans ce vignoble situé à 400 m d’altitude pousse du Narince, mais aussi du Riesling, de l’Albariño, du Touriga Nacional, du Pinot Noir…

Les cépages autochtones se font quand même leur place, comme l’endémique Papaskarası (le noir du curé) et le Kalecik Karası, tous les deux étonnants de fraîcheur, alors qu’ils se montrent plutôt tardifs. Mustafa non plus ne compte pas faire appel à l’irrigation. «Arroser donne l’impression de boire un mélange de vin et d’eau.» À ses côtés, l’oenologue Selin Ozdemir élabore des vins réputés pour leur capacité de garde. «Beaucoup de femmes travaillent dans le vin en Türkiye.» En effet, elles représentent 65% de la scène vitivinicole dans le pays.

Une région d’aveni

Comme pour confirmer les chiffres, c’est une femme qui nous accueille lors de la dernière étape de notre route des vins en Thrace. Zeynep Arca Şallıel gère le domaine Arcadia et l’hôtel Bakucha avec son père Özcan. Le tout forme un petit paradis de 200 ha, dont 35 ha de vigne, conduite en lyre et en gobelet. «C’est mon troisième métier, raconte Zeynep. J’étais dans les relations internationales, puis dans le journalisme. Mon père a acheté le terrain en 2006, j’ai fait mes premières vendanges en 2009.» Encore un investissement privé, après une carrière dans la construction. Le terroir érodé et hétérogène du domaine Arcadia est typique des régions de montagne. La chaîne montagneuse Istranca dagları (Strandja en bulgare) trône en effet à quelques kilomètres de là. La viticulture y était déjà présente à l’Antiquité, un fait historique que la famille Arca a découvert après avoir fait tester le sol pour s’assurer qu’il puisse accueillir des ceps.

«Nous avons choisi les cépages en fonction de l’étude du sol.» Le résultat: entre autres, du Narince, du Pinot Gris, du Merlot et du… Sauvignon Gris! «Il y a 20 ans, nous avons planté des cépages bordelais sur conseils de consultants. Mais on aimerait bien que ça change au profit des variétés autochtones.» Grâce à la proximité d’une rivière, Zeynep peut produire le seul vin botrytisé de Türkiye. La dégustation révèle la passion de Zeynep pour les bulles, qui se traduit dans un Pét’ Nat’ et deux méthodes traditionnelles monocépages, l’une blanche à base de Narince et l’autre rosé avec du Papaskarası. Pas peu fier, Özcan apprécie les choix de sa fille: «Pour l’avenir du vin, il faut innover.» Contrairement aux domaines visités jusqu’à présent, Zeynep a dû se résoudre à irriguer ses vignes en 2023, avec regret et pour la première fois. «C’était très sec. Il a plu une ou deux fois entre la floraison et les vendanges. Je ne parle plus de changement climatique, c’est une véritable crise climatique.» Autre petit plaisir que la famille Arca s’est offert sur son domaine: une truffière.

«Les simulations montrent que c’est clairement la Thrace qui s’en sortira le mieux à l’avenir.»

«C’est unique dans tout le pays!» Du blé indigène permettant de fabriquer leur propre farine vient compléter les cultures à Kırklareli. Autour d’un bon repas issu des produits du domaine, Hikmet Ataman, oenologue d’Arcadia, cite une étude publiée récemment: «Le vignoble de la Thrace est le plus frais de Türkiye. Les simulations de changements climatiques montrent que c’est clairement la Thrace qui s’en sortira le mieux dans les années à venir.» Souhaitons donc une longue vie aux vins de Thrace et un plein succès à son offre oenotouristique qui vaut bien le voyage.

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