Est canadien

Au-delà du vin de glace

Texte: Ursula Heinzelmann, Photos: iStock / franckreporter, www.winebc.org, Brad J. Bergslien, Kevin Trowbridge, Henry Georgi

Le voyage commence au Québec. En dépit de la culture francophone du vin qui y règne, les vignes sont rares et il faut savoir où chercher les vins les plus intéressants. Et ce pour une bonne raison: tandis que l’Ontario se trouve au milieu de la zone dite de climat frais due au réchauffement climatique et offre des vins assez élancés, le Québec, dépourvu de grands lacs permettant de réguler la température, fait plutôt figure de région froide. Les vignerons québécois doivent donc dénicher des microclimats et développer des stratégies pour protéger leurs vignes du gel. La Belle Province possède, malgré tout, une Route des Vins et de nombreuses curiosités. 

 

Cépages hybrides en force 

Première découverte: les variétés hybrides résistent mieux au froid que les Vitis vinifera classiques et peuvent donner des vins impressionnants. Le Domaine Les Brome occupe la retraite de Léon Courville, jeune septuagénaire aux sourcils gris ébouriffés. Cet ancien économiste et banquier montréalais a planté ses premiers ceps en 1999. A la tête de vingt hectares, il fait aujourd’hui plus que jamais figure de pionnier audacieux dans son ancienne grange réaménagée. L’hiver, le thermomètre chute brutalement à –25 °C et la vigne n’a pas le temps de s’acclimater. Elle est donc taillée juste après les vendanges, puis buttée et recouverte de géotextile et de paille, à l’exception des vignes de St Pépin! Cet hybride s’est retrouvé par hasard au domaine Les Brome, mais a vite séduit propriétaire et consommateurs. Il donne des vins aromatiques tantôt frais et juteux aux arômes de pomme, tantôt épicés aux accents d’umami.

Deuxième découverte: la Vitis vinifera s’accommode aussi du froid québécois, dès lors qu’elle est plantée au bon endroit et selon les bonnes méthodes. Léon Courville le montre avec un Riesling vigoureux aux notes fumées, mais aussi aussi avec Coteau Rougemont, un ancien verger, qui abrite 26 hectares de vigne depuis 2010 (tout est très récent ici). «Nous devons travailler avec la topographie», indique le maître de chai Patrick Fournier. En 2015, il met pour la première fois un Pinot Gris pur en bouteille: notes fumées de Vermouth, ferme et élancé. «J’ai longtemps lutté contre la météo en hiver», déclare-t-il, «mais j’ai compris que l’on doit composer avec elle. Nous écrivons sur une page vierge, la viticulture n’est professionnelle que depuis une dizaine d’années.» Au Domaine St. Jacques, le fondateur Yvan Quirion, un ingénieur de Montréal aux tempes grisonnantes, nous sert, à côté de différents (très bons!) vins issus de cépages hybrides, son Pinot Noir 2015: soyeux, parfum de cerise et robe claire. 

«Il va sans dire que cultiver la vigne ici relève du défi», confirment Véronique Hupin et Michael Marler. Ces quadragénaires ont consacré toutes leurs économies et leur énergie à leur domaine Les Pervenches, une exception sur la scène viticole canadienne dominée par de grandes entreprises d’autres secteurs. Bien qu’ils offrent de meilleurs vins que leurs cousins américains, les hybrides français ne résistent pas aussi bien au gel, donc autant planter des cépages classiques. Ils bénéficient d’une certification bio depuis 2005, même si d’aucuns affirment que c’est impossible. Ils ont opté pour la conduite Scott-Henry, une couverture hivernale à base de foin et de bâches, ont élaboré une tour antigel et s’accommodent du froid, des lapins, des souris et des loups. Ils tirent de leurs trois hectares de vignes des vins comme le Seyval-Chardo Les Pervenches 2016, un «nat» sans sulfites ajoutés qui joue avec l’acidité et se veut à la fois épicé, plein et léger, ou le Chardonnay Clos du Feu 2016, mêlant peau de poire fumée et minéralité généreuse. Troisième découverte: les bulles! Elles nous attendent en Nouvelle-Ecosse, une vaste île qui se détache du continent et vit au rythme des saisons de hockey et du homard. Elle se trouve sous les mêmes latitudes que le Québec, mais est entourée d’eau, à l’image de la baie de Fundy aux énormes marées et aux vents constants. On est loin de la Champagne, mais les vins effervescents produits selon la méthode traditionnelle sont tout aussi élégants et de nombreux producteurs l’ont compris. 

e premier a été Benjamin Bridge, domaine de 12,5 hectares certifié bio en plein essor. L’objectif de la jeune équipe est de laisser le terroir s’exprimer au travers des vins effervescents. Pour ce faire, elle joue avec les cépages, le bois et la fermentation malolactique en suivant les conseils de Pascal Agrapart. Le Méthode Classique Chardonnay 2011 aux notes citronnées expressives est impressionnant, tout comme la Nova, une cuvée d’hybrides, aux allures de Muscat dopé à l’acidité canadienne. 

Un autre incontournable de Nouvelle-Ecosse: Blomidon. Deux terroirs, 40 hectares et toute la palette d’hybrides français et américains, mais aussi du Riesling, du Pinot Noir, du Chardonnay et du Pinot Meunier se combinent pour donner d’excellents mousseux (qu’il convient de déguster dans le bâtiment en tôle ondulée qui donne sur la baie), ainsi qu’un Chardonnay puissant et élégant (parfait sur un homard) et un Baco Noir, au nez rond de myrtille, doté d’un bel équilibre entre tanins et acidité. 

Hanspeter Stutz est, avec son Domaine du Grand Pré, l’un des pionniers de la viticulture moderne locale. Il nous accueille avec son Vintage Brut 2009 issu d’Acadie (un hybride canadien très répandu en Nouvelle-Ecosse) et de Seyval, qui exhale un parfum raffiné de pomme jaune tendre. Lightfoot & Wolfville, une exploitation familiale, qui produit du vin depuis 2009 en plus des pommes et de la volaille, fait figure de petit nouveau. Elle cultive quinze hectares de vignes certifiées bio et propose un large éventail de cépages Vinifera et de vins effervescents! «C’est ce à quoi ces raisins aspirent naturellement et ce qui leur convient le mieux», déclare Rachel Lightfoot, assistanteœnologue de 26 ans. Le Blanc de Blanc Extra brut 2013 lui donne raison, mais je trouve le Pinot Noir Ancienne 2014, un vin léger de caractère aux tanins élégants, tout aussi remarquable. Je termine ma série de découvertes en Nouvelle-Ecosse quelques jours plus tard sur une bouteille très impressionnante d’Acadie, le Prestige Brut Zéro Dosage 2010 de Bruce Ewert, un autre pionnier qui montre depuis 2005 tout le potentiel de L’Acadie dans la vallée de Gaspereau.

 

La Nouvelle-Ecosse n’a pas le monopole des fines bulles

Situé à deux heures de route de Toronto, au bord du lac en direction de l’ouest, le comté du Prince Edward, contrairement à la Nouvelle-Ecosse, abrite de la vigne depuis le 17e siècle, plantée par des colons français sans aucune expérience viticole. Ici aussi, l’hiver est long et rude (la quasi-totalité des vignes du comté sont buttées à la fin octobre et recouvertes de terre jusqu’à la mi-avril), mais il est suivi par un été intense, le comté se situant sur la même latitude que Nice, le Gulf Stream en moins, mais avec la protection des eaux du lac Ontario. La région possède des sols pierreux de moraine très calcaires, comme en Bourgogne. Rien d’étonnant à découvrir les arômes nets et minéraux du Chardonnay ou le fruit raffiné du Pinot Noir dans l’ancienne grange de Closson Chase. Un Chardonnay et un Pinot Noir, tous deux élancés, qui se veulent tantôt accessibles, tantôt splendides et pleins de caractère, m’attendent chez Norman Hardie, qui fait chauffer son four à pizza le week-end et voit les choses en un peu plus grand. Responsable de la vinification à Huff Estates depuis 2002, le Français Frédéric Picard affiche un enthousiasme contagieux pour ce terroir. Son cœur bat pour le Chardonnay, avec ou sans bulles. «Mais nous poursuivons nos recherches», indique-t-il, «c’est ce qui rend ce travail passionnant.» 

Il y a aussi Grange of Prince Edwards, une ancienne propriété mixte. Après une carrière réussie de mannequin à Paris, Caroline Grange a passé près de vingt ans à aménager son domaine. Vingt hectares de Chardonnay, de Pinot Noir et Gris, de Gamay, de Cabernet Franc, un peu de Riesling et une exploration permanente de leur potentiel économique et œnologique permettent d’obtenir des vins effervescents très particuliers, qui jouent de manière fascinante avec l’autolyse et l’acidité volatile. De quoi tomber amoureux de ces vins très avenants et des excellents paniers pique-nique remplis de mets régionaux!

Enfin, on repasse devant Toronto, direction Niagara. Le centre de la région viticole de l’Ontario (la plus grande du Canada avec 6900 hectares) se trouve sur les coteaux le long de la rive sud-ouest du lac, où l’énorme masse d’eau permet d’adoucir le climat continental extrême, que ce soit en hiver ou en été. La roche sédimentaire et les formations géologiques des rivages aux compositions très complexes garantissent une grande diversité de terroirs (divisés en dix sous-appellations à l’heure actuelle) et donc une diversité tout aussi grande de producteurs à qui tout semble possible. L’escarpement du Niagara, la ligne de rupture de la rive du lac préhistorique, est un véritable mille-feuilles sédimentaire, composé de dépôts de calcaire sur du schiste ancien. Les coteaux des célèbres Benches sous la ligne de rupture sont, dans l’ensemble, plus chauds que les parcelles au bord du lac et soumis à des variations de température plus importantes entre le jour et la nuit. Les sols se composent de roche érodée et de dépôts de l’ère glaciaire, ainsi que d’autres composants formés depuis lors. On peut les contempler aux Ball’s Falls, de mini-chutes du Niagara situées près d’une cité bicentenaire, bien conservée, dans la vallée formée par la rivière Twenty.

 

Air froid et brise lacustre fraîche, gages d’acidité

Quelques minutes de route plus tard, on peut admirer la vue sur le chai moderne de forme hexagonale et les vignes qui s’étendent sur la Jordan Bench en direction du lac depuis la salle de dégustation des Flat Rock Cellars. Le «Chief Wine Taster», Ed Madronich, qui est aussi fondateur et propriétaire, explique que tout a dû être planté ici au début. «Mais nous sortons peu à peu la tête de l’eau, même si notre région n’en est qu’aux balbutiements.» La brise du lac rencontre ici l’air frais provenant de l’extérieur du coteau. Les Pinot Noir, Chardonnay et Riesling font partie des vins les plus élégants de l’Ontario, des vins sans prétention aucune et précis, à la fois fruités, charnus, terreux et dotés d’une acidité caractéristique. Le Crowned Sparkling Brut, 100% Chardonnay, qui passe six ans sur lattes, vient couronner le tout. 
Juste à côté, Sue Ann Staff suit sa propre voie. Une voie semée de Riesling de première qualité qui donne vie aux très colorés Fancy Farm Girl inspirés de «Diamants sur canapé». Ces Flirty Bubbles à la robe saumon, mêlant Riesling et une pointe de Merlot, offrent un vin étonnamment sec et très sapide.

Les Cave Spring Cellars se trouvent un peu plus près du lac, sur la Beamsville Bench. «Nous travaillons le vin depuis 44 ans et c’est à peine si nous le comprenons», déclare Tom Penacchetti, dont le père a créé le domaine en 1986 avec l’œnologue chai Angelo Pavan à Jordan Village. Le Blanc de Blancs Brut (Chardonnay et Chardonnay Musqué), élevé 45 mois sur lies, danse avec l’acidité. Le CSV Blanc de Blancs 2009 est sensationnel, le fruit intense d’agrumes jaunes étant souligné par des arômes de pain grillé. La gamme de Rieslings s’étend du «simple» Dry à l’Adam Steps aux notes de fenouil et de poivre blanc en passant par le Dolomite aux arômes de fleurs de cerisier, sans parler du porte-drapeau de la cave, qui mériterait d’accéder au rang d’icône, le CSV: des vignes de Vinifera parmi les plus vieilles du Canada, une longue macération et un long repos sur lies. Le parfum de mandarine fumée gagne en personnalité au fil des ans. Le vin qui se veut tantôt sec, tantôt acidulé, est à la fois détendu et très dense et pourrait difficilement être considéré comme «trop vieux». Et comme si cela ne suffisait pas, les autres cépages expriment aussi le «Cool Climate» au travers de vins élancés et originaux. 

 

Du Riesling au vin orange

Hidden Bench se situe un peu plus à l’ouest, sur la Beamsville Bench. Harald Thiel mise surtout sur son Pinot Noir astringent, mais convainc aussi avec son Chardonnay sérieux, son Riesling et – évidemment – son vin effervescent. Les vins ont besoin de temps pour s’ouvrir – et le méritent –, mais le voyage se poursuit, direction Niagara-on-the-lake. Southbrook, premier domaine biodynamique du Canada depuis 2008, abrite un bâtiment moderne et durable, vingt hectares de vigne, de prairies et de forêts, ainsi qu’une ferme avec des animaux. Outre des vins rouges très classiques, l’œnologue Ann Sperling me présente un Pet’Nat’ à base de Vidal, et l’Orange Wine 2016, mis en bouteille sans filtration ni ajout de soufre. Tous deux s’emploient à découvrir le véritable caractère de la région (la Vintner Quality Alliance d’Ontario vient d’introduire une nouvelle catégorie dédiée aux «Orange Wines»).

Tout en noir et blanc, Stratus Winery, un domaine moderne qui appartient à un fabricant de meubles de bureau de Toronto, s’efforce lui aussi de mettre au jour le potentiel de la région avec ses seize cépages cultivés sur 22 hectares. Avec sa barbe grise hirsute et ses petites lunettes rondes, le vigneron Jean-Laurent Groux offre un contraste intéressant avec l’intérieur sévère et élabore des vins puissants, alcoolisés et très boisés, au style tout aussi marqué. A contrario, les Rieslings de Charles Baker sont rafraîchissants avec leurs agrumes juteux et offrent un très bel équilibre entre acidité et sucrosité.

Ravine, quant à elle, est une ancienne propriété, transformée en domaine viticole en 2008. Ravine Brut (Pinot Noir et Chardonnay), à l’acidité prononcée, mousse avec légèreté, le Riesling témoigne de l’amour de l’œnologue Marty Werner pour le Kabinett de Moselle. Cependant, le trentenaire décontracté est aussi capable d’élever de savoureux Chardonnay («s’inspirant de la philosophie bourguignonne, sans chercher à la copier») et un Cabernet de qualité. Mes journées sont longues et remplies de dégustations. Pourtant, il reste tant de domaines à visiter: Rosewood Estates, Kew, Pearl Morissette, Malivoire, 13th Street! C’était bien différent lors de ma première visite à Toronto en 1985. Une dégustation chez Inniskillin avait un côté exotique et presque rebelle, aujourd’hui le parking accueille des limousines et le domaine voit se succéder les enterrements de vie de jeune fille. C’est aussi cela le vin à Niagara. 

Et le vin de glace? Oui, il y en a (et en trop grand nombre pour pouvoir tous les citer!). Mais pas que, comme le montre notre voyage dans l’Est canadien! 

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