Grands Crus d’Alsace

Entre folie et raison

Texte et photos: Rolf Bichsel, recherches et interviews: Barbara Schroeder

Les classements s’apparentent au sel de la soupe des AOC françaises. Chaque vigneron rêve d’hériter de quelques hectares d’un terroir classé Grand Cru. L’Alsace n’échappe pas à la règle. Les grands terroirs ont toujours existé. Mais il a fallu attendre les années 1970 pour qu’ils soient classés de manière officielle. Un demi-siècle plus tard, tout n’est pourtant pas réglé.

Les classes sont nées au 19e siècle en réaction au mouvement égalitariste de la Révolution française. Les compagnies ferroviaires ont ouvert la voie: une première classe pour les plus aisés, une deuxième classe pour la petite bourgeoisie en plein essor, une troisième classe pour les ouvriers et pour les paysans, qui se rendaient en ville pour y vendre leur production, leurs paniers remplis de poireaux et de poulets sur les genoux. La quatrième classe n’avait rien d’officiel: aux États tout juste unis, les Afro-américains affranchis qui percevaient désormais des allocations de chômage allaient d’un champ de coton à un autre en embarquant à l’œil et dans l’illégalité la plus totale dans les wagons à bestiaux, où ils inventèrent le blues au rythme égrainé par le choc des roues en fer sur les traverses en chêne posées à la hâte. Le blues est aujourd’hui repris par tous les vignerons sans classe qui errent à travers notre joli monde viticole. Ce qui était politiquement incorrect à l’ère égalitariste est aujourd’hui un élément essentiel de la viticulture, qui semble vivre quasi exclusivement d’histoires fantasmées et de clichés et respirer au rythme monotone des classements sacralisés.Le dernier en date est celui de l’Alsace. Il avance clopin-clopant comme les participants d’un carnaval. Il imite le savoir-vivre germanique, mais exhale un parfum de pain d’épice alsacien et de vin chaud de Noël réchauffé à Pâques. L’Alsace cherche depuis les années 1970 à reproduire un système qui existait déjà au 18e siècle à Bordeaux, au 19e en Bourgogne et au début du 20e en Champagne, en y ajoutant des notes de chauvinisme français, de complexe d’infériorité suisse et de détermination allemande. Jusqu’à présent, ce mélange explosif a permis de distinguer 51 terroirs, autorisés à afficher leur statut de Grand Cru aux côtés de noms compliqués aux sonorités alémaniques que même les professionnels ont du mal à retenir. Ce classement réunit quatre des sept cépages cultivés (même s’il existe aussi des exceptions à cette règle, pour le Silvaner à Zotzenberg et peut-être bientôt pour le Pinot Noir) et trois types de vin. Il continuera d’exister tant qu’il n’aura pas disparu. En effet, impossible de faire machine arrière une fois qu’on s’est engagé dans la mauvaise voie des classements. Et Bill, le Texan de Houston, qui souhaite juste acheter un bon vin pour accompagner son Wild Turkey Stew ou son Shrimp Gumbo, se retrouve devant le rayon des vins comme Luther devant la porte de l’église de Wittenberg en se demandant ce qu’il doit faire avant d’opter pour un Chardonnay, une valeur sûre.

Mais l’accusé n’est-il pas après tout en droit de se défendre? Aussi aurions-nous aimé pimenter cette vilaine polémique avec l’avis d’un responsable du Comité interprofessionnel des vins d’Alsace. Mais nos demandes pourtant insistantes sont restées lettre morte. «Adressez-vous à la Sopexa», nous a répondu l’attachée de presse, une réponse laconique, brutale, contraire aux principes de politesse alsaciens dont nous avons l’habitude. Il semble de toute évidence que le sujet soit tabou. Pour avoir droit de cité en Alsace, les revues spécialisées doivent dépeindre de façon romantique le folklore classificatoire local. Mais peu importe ce que font les autres. Nous avons ouvert nos colonnes aux spécialistes alsaciens, qui ne mâchent pas leurs mots. En résumé: le problème n’est pas le classement en soi. Tout dépend de ce que l’on en fait. 

Des Alsaciens entêtés

Il va sans dire que les vignerons alsaciens, oubliés de l’histoire des classements, réclament leur part du gâteau. «Les vins des grands terroirs», critiquent-ils, «sont réputés depuis le Moyen-Âge et étaient déjà prisés au 19e siècle.» Certains viticulteurs, tout aussi entêtés que nous, ne partagent pas notre vision des choses: «Pourquoi nous interdirions-nous de faire ce que font les autres?» Avant de se comparer courageusement à la Bourgogne. Ils ont raison. Les meilleurs sols et expositions y ont bien fait l’objet d’un classement et non pas par marque comme à Bordeaux, ni par village comme en Champagne. Et ce ne sont pas les «meilleurs sols et terroirs» qui manquent en Alsace. On y trouve des coteaux exposés au sud ou au sud-ouest et situés entre 200 et 400 mètres d’altitude qui jouissent d’un ensoleillement optimal et des sols exceptionnels, reposant sur une structure géologique complexe, qui mêlent graphite, gneiss, roche volcanique, schiste, grès, calcaire et toutes les combinaisons possibles de sédiments. Il ne fait aucun doute que les meilleurs terroirs alsaciens sont d’envergure internationale... enfin tant qu’on n’y regarde pas de trop près. Prenons le terroir de Schoenenbourg, par exemple, qui s’étend fièrement derrière l’église de Riquewihr. Aucun doute: la partie abrupte au centre de ce vignoble de plus de 50 hectares est extraordinaire. Le cartographe bâlois, Matthäus Merian Le Jeune, qui a achevé l’œuvre entamée par son père «Topographia Germaniae», l’aurait affirmé en 1663 déjà: «Schoenenbourg, où naît le vin le plus noble de cette contrée.» Il est moins sûr que les parcelles situées au fond et au sommet du plateau soient de qualité comparable. Difficile de ne pas avoir le sentiment que le classement alsacien se montre parfois bien généreux dans le sens où: «C’est à la portée de n’importe qui de satisfaire tout le monde.» La Bourgogne, l’exemple qui revient en boucle pour justifier la création des Grands Crus d’Alsace, utilise le système suivant: les terroirs de niveau inférieur reçoivent le titre de «Village», les meilleurs celui de «Premiers crus». Cette comparaison, qui n’est pas de nous, s’avère bien entendu un peu bancale; il y a autant d’éléments qui rapprochent la Bourgogne de l’Alsace que de caractéristiques qui les séparent.

Toujours est-il, que la qualité d’un vin ne dépend pas uniquement de son terroir d’origine. Le cépage compte aussi. Les Grands Crus bourguignons n’en connaissent que deux. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun amateur de Bourgogne de chercher le Pinot Noir dans une Romanée-Conti ou le Chardonnay dans un Montrachet. Cépage et terroir sont deux concepts que tout oppose. Un vin exprime soit son terroir, soit son cépage. Dans les grands terroirs, le cépage transmet l’expression du terroir et sa typicité. Dans les terroirs moins affirmés, c’est le cépage qui prend l’ascendant. Un Chardonnay de Bourgogne devrait et doit transpirer le Chardonnay. Un Corton- Charlemagne beaucoup moins. Si je parviens à reconnaître le cépage dans un vin issu d’un grand terroir, il y a un problème. 

Cépages contre terroirs

La démonstration se révèle un peu boiteuse ici encore. Le Chardonnay comme le Pinot Noir réagissent à la moindre différence de sol ou de climat. Il en va de même pour le Riesling, ainsi que pour le Pinot Gris, le Gewürztraminer et le Muscat qui subissent des influences extérieures. Ces trois derniers sont toutefois des cépages très aromatiques. Et c’est cette fois la typicité du cépage qui domine le caractère du terroir. Difficile alors de deviner ce dernier, d’autant qu’il est influencé par l’«accoutumance». Qu’est-ce que cela signifie? Au début des années 1980, seuls quelques hectares de terres étaient recouverts de vignes à Condrieu dans le Rhône septentrional. L’appellation s’est étendue peu à peu et le Viognier, le cépage historique de Condrieu, a commencé à être cultivé en masse dans le sud de la France, dans des régions de vins de pays le plus souvent. Il s’est alors mué en un cépage très aromatique, alcoolisé et faiblement acide. Tant et si bien que tous les spécialistes en vin autoproclamés (et je me compte dans le lot) se sont mis à croire qu’un Condrieu se devait d’afficher 14% d’alcool, une onctuosité particulière, une faible acidité et d’embaumer l’abricot sec et la pâte d’amande. Il a fallu près de trente ans et 110 hectares de vieilles vignes pour découvrir la véritable nature d’un Condrieu cultivé dans un grand terroir: une fraîcheur minérale renversante, un taux d’alcool acceptable et des arômes envoûtants de fleurs et de fruits frais. 

Pour en revenir à l’Alsace, cela signifie qu’on attend d’un Gewürztraminer qu’il soit doux et plein en bouche, et qu’il développe un parfum de litchi et de rose. Dans le cas contraire, c’est qu’il est loupé. «Grand» rimant souvent avec «plus» dans l’esprit de certains, on attend d’un Gewürztraminer issu d’un terroir de Grand Cru qu’il offre toujours plus d’alcool, plus d’ampleur, plus de douceur, une aromatique plus expressive, plus de maturité et encore moins d’acidité. En contrepartie d’un prix plus élevé, on veut obtenir plus de valeur ajoutée. Et on fait fausse route. Hélas, cent fois, mille fois hélas, cette caricature rime souvent avec réalité en Alsace. Grand Cru rime avec fraîcheur, complexité, originalité, expression unique du terroir, persévérance et longévité mais certainement pas avec sucre résiduel, ampleur et puissance. A qui la faute? Pas aux vignerons. Ils se contentent de faire ce que réclament les consommateurs. Un nombre croissant de producteurs consciencieux montrent heureusement que cette situation déplorable n’a rien d’une fatalité. Après tout, on ne peut critiquer que ce qu’on apprécie. L’indifférence est plus difficile à encaisser qu’une attaque argumentée. Il va sans dire que nous les adorons, les grands vins alsaciens issus de vrais grands terroirs, qu’il s’agisse de Riesling, de Pinot Gris, de Muscat ou Pinot Gris vinifiés en vin sec. (Sec, sec, archi-sec! Le sucre résiduel, tout comme l’acide carbonique, n’a rien à faire dans un blanc de qualité. Nous les apprécions dans le Champagne, la bière, le mousseux ou le Crémant ou encore dans de véritables vins doux, de savoureuses Spätlese/Vendanges Tardives et autres Sélections de Grains Nobles issues de raisins botrytisés). Clamons-le haut et fort: les meilleurs Grands Crus d’Alsace forment une minuscule catégorie et ne seront jamais vendus à leur juste valeur en raison du peu de personnes qui la connaissent. Ce n’est pas tant le système que nous critiquons que la façon dont il est appliqué et ce qu’il implique. C’est plutôt à nous que nous devrions nous en prendre, nous les consommateurs qui formulons des attentes contradictoires et confondons «grandeur» et «outrance». C’est une bonne chose que de nombreux vignerons d’exception aient la patience en Alsace de nous montrer le droit chemin si tant est que nous soyons d’accord de les écouter.

Aussi controversés et problématiques soient-ils, les grands crus d’Alsace ont un sens. La création d’un classement vient supprimer toute possibilité de contournement ou de marche arrière. Selon moi, les Alsaciens pourraient même créer des zones de Premier Cru, telles que celles imaginées à l’heure actuelle, tout en acceptant d’autres cépages dans les terroirs de Grand Cru. Mais si le chemin arrive dans une impasse, deux camps s’opposeront, ce qui entraînera des conséquences regrettables. Pour que les Grands Crus donnent le meilleur d’eux-mêmes, il faut deux partenaires. D’un côté des vignerons prêts à faire des sacrifices ou à travailler encore plus dur pour conserver des parcelles Grand Cru de moins bonne qualité. Cela implique aussi des normes et des contrôles qualité stricts (je sais bien que cela existe déjà, mais s’appliquent-ils dans tous les cas?) et des directives claires tant sur le fond que sur la forme concernant la signification des Grands Crus. On ne résout pas un problème en le passant sous silence. Un problème nécessite une solution. Celui qui veut des Grands Crus doit accepter la création de catégories inférieures. 

Faire l’expérience du Grand Cru

De l’autre côté se trouve le consommateur responsable, qui s’arme de patience pour comprendre et appréhender toutes les différences de terroir (un verre à la main) sans s’arrêter au fruité et à l’ampleur superficielle. Nous devons donc accepter le fait que les Grands Crus d’Alsace sont, aux yeux des connaisseurs, des vins inimitables et hors du commun, qui valent leur prix. Bill, notre ami texan (voir plus haut), doit comprendre qu’il peut toujours se tourner vers une bonne marque ou un cépage précis et qu’Alsace rimera toujours avec qualité et originalité.

Mais surtout: personne ne doit gravir le chemin ardu menant au sommet des Grands Crus, s’il ne le souhaite pas. Le reste de l’Alsace a tout ce que le cœur –et le palais – désirent: des vins joviaux, aromatiques, très bien réalisés à des prix abordables offrant de multiples typicités variétales pour s’adapter à toutes les occasions. Les Grands Crus ne permettent pas une telle chose. Les Grands Crus se découvrent peu à peu, avec patience, goût et intelligence. C’est une expérience spirituelle autant que sensorielle. Une de celles qui ne s’oublient pas!

Olivier Humbrecht Président de la section Grand Cru de l’AVA (Association des Viticulteurs d’Alsace)

«Les Grands Crus d’Alsace font partie des grands terroirs les plus vieux au monde. Le Rangen était déjà mentionné il y a 850 ans. Mais l’histoire nous a mis des bâtons dans les roues, ce qui a ralenti les choses. Il a fallu attendre 1962 pour que l’Alsace obtienne une AOC.  Impossible donc de mettre en place un système de classement plus tôt.»   

«L’existence en Alsace de terroirs non classés, produisant des vins de qualité comparable à celle de Grands Crus, ne signifie pas que les Grands Crus sont mauvais, mais bien que ces autres terroirs mériteraient aussi d’être classés.»  

«Lorsque j’entends dire que trop de parcelles sont classées dans les Grands Crus, voici ce que je réponds: donnez-moi la plus mauvaise parcelle du plus mauvais Grand Cru pour que je vous montre ce qu’on peut en faire.»

«Le classement a été réalisé avec les moyens et les connaissances de l’époque. Il a fallu trouver des compromis. Un classement constitue de toute façon un sujet brûlant.»

Maxime & Sophie Barmès Domaine Barmès Buecher

«L’Alsace est une mosaïque de sols et de terroirs incroyables. La région offre bien plus de diversité que la Bourgogne. Le nombre de Grands Crus se justifie. On peut cependant reprocher à ce classement de manquer de précision.»

«12% de la surface cultivée pourrait être classée Grand Cru. On n’en compte que 5%à l’heure actuelle. Il reste de la marge.»

«Nos parents ont dû prouver à grand renfort de vins amples –  et donc de sucre résiduel – que leurs Grands Crus se démarquaient des vins classiques. La jeune génération recherche plus de finesse, de complexité, de précision et de fraîcheur.»

«Afin d’inciter les vignerons à ne commercialiser que les meilleurs vins en Grands Crus et à écouler le reste sous AOC, ils doivent conserver le même revenu. Beaucoup n’en ont simplement pas le courage. Ils pensent pouvoir vivre mieux en vendant beaucoup de Grands Crus bon marché qu’en en vendant moins, mais plus chers.»    

«Le tourisme est un atout. Mais aussi un danger. Les touristes recherchent des vins plaisants, abordables et accessibles. Tout l’inverse des Grands Crus.»

Céline Meyer Domaine Josmeyer

«Les classements sont toujours source de conflit. Le Kaefferkopf est le dernier terroir à avoir été classé Grand Cru en 2007, après que la surface initialement prévue a été limitée. Dans le village, la situation a pris des allures de véritable guerre civile. On peut comprendre que le classement implique de trouver des compromis.»

«Nous sommes confrontés à un problème majeur: la valorisation de notre production. Prenez le Riesling, l’un des plus grands cépages au monde. En vrac, il se vend à peine plus cher que du Pinot Blanc. Les classements permettent de faire avancer les choses.»

«Tous les Grands Crus ne sont pas aussi connus. Certains manquent peut-être de vignerons suffisamment investis. La conséquence de cette situation est simple: dans les meilleurs cas, les vins sont déclassés et, dans le pire des scénarios, ils se retrouvent en supermarché comme Grands Crus low cost. Au risque de ternir l’image de tous. Le classement Grand Cru devrait être assorti d’obligations.»

Marc Hugel Maison Hugel

«Mon oncle Jean Hugel, président de la commission de délimitation des Grands Crus, était favorable à une politique très restrictive, sans toutefois parvenir à l’imposer. C’est ainsi que trois, quatre, voire cinq fois plus de terroirs ont été classés. Par conséquent, parmi les Grands Crus, figurent aussi bien des vins d’exception que de la piquette qui n’arrive pas à la cheville d’un bon vin de base alsacien. C’est d’autant plus regrettable que les vrais crus s’appuient sur d’anciens cadastres. A peine 10 des 51 Grands Crus méritent vraiment leur classement.»

«Le Sporen, par exemple, n’a jamais dépassé les sept hectares pendant 600 ans. En 1983, 37 hectares ont été classés. Le Schlossberg est passé de 20 à près de 90 hectares. Idem pour le Brand et le Hengst. C’est pour cela qu’on retrouve aujourd’hui des Grands Crus à 7 ou 8 euros la bouteille. Ce n’est même pas le prix d’un Aligoté en Bourgogne! Mais impossible de revenir en arrière. Ce serait un crime. La seule critique qui me semble acceptable: un Grand Cru d’Alsace est dans le meilleur des cas un grand vin vendu à prix d’or.»         

«Certaines maisons, comme Hugel, Trimmbach ou Beyer, ont refusé ce système de Grands Crus. Nous ne voulions pas soutenir un système en lequel nous ne croyions pas. Hugel exporte 90 % de sa production. Nous savons ainsi ce que le monde attend de nous. La demande en Grands Crus augmente. C’est pourquoi nous avons commencé à produire des Grands Crus en 2015.»

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