Tokaj et Grain Noble ConfidenCiel

20 ans de méditation

Texte: Alexandre Truffer

Les associations Charte Grain Noble ConfidenCiel et Tokaj Renaissance ont pour objectif de valoriser des vins de méditation à contrecourant de la mode des crus fruités et légers. Un défi complexe en Valais comme en Hongrie.

«L’idéal serait que les vins aszú de Tokaj ne soit plus considérés comme des vins liquoreux, qu’ils constituent une catégorie entière, comme le Porto», a expliqué Mészarós, directeur du Domaine l’un des plus importants de Hongrie, de la présentation des vins de l’association Tokaj Renaissance à la Mission permanente de la Hongrie auprès de l’OMC. Son ministre plénipotentiaire, István Pokóradi, précise que si les autorités diplomatiques de son pays ont toujours à cœur de mettre en avant les vins hongrois, c’est la première fois qu’elles organisent une telle dégustation pour le gratin de la Genève internationale.

Vingt ans de tradition

Dans le canton du Valais, Emmanuel Charpin, secrétaire général de la Charte Grain Noble ConfidenCiel, ne bénéficie pas du même soutien des autorités helvétiques, mais les défi s que doivent relever ces deux associations dédiées à la valorisation de grands vins liquoreux paraissent assez similaires. Le de l’appellation hongroise Tokaj-Hegyalja s’étend sur 5500 hectares, celui du Valais sur presque 5000. Tous deux cultivent des cépages indigènes et élaborent des vins liquoreux qui mêlent flétrissement et botrytisation. Ce que l’on sait moins, c’est que l’élaboration de surmaturés de qualité a, dans ces deux régions, commencé au milieu des années 1990. Bien entendu, le Tokaj peut se prévaloir d’une tradition de plusieurs siècles: le premier document mentionnant le vin Aszú date de 1571, les vignobles ont été classifiés en 1732 et cinq ans plus tard, le roi Charles III de Hongrie (Charles VI dans le Saint- Empire Romain Germanique) fixe par décret les limitations de l’appellation Tokaj. Jusqu’à la fin du 19e siècle, le Tokaj se diffuse dans toutes les cours d’Europe, Louis XIV l’aurait même baptisé «Roi des vins et vin des rois». Le déclin des aszú commence en 1889 à cause du phylloxera qui ravage le vignoble. Si la région achève sa replantation en 1908, le redressement de l’appellation sera brisé en 1945 lorsque la Hongrie devient un pays socialiste. Dans la République populaire, la production et la mise en bouteille des vins de Tokaj deviennent monopole d’état. Conséquence, les rendements explosent et les meilleures terres, que l’administration monarchique avait classées selon un système de crus (dülö), sont abandonnées, car situées à flanc de colline et peu productives. On les remplace par des vignes en plaine où les densités de plantation tombent jusqu’à 2500 pieds à l’hectare. Cette production abondante et de faible qualité, vinifiée le plus souvent de manière approximative, devient la norme jusqu’en 1990 lorsque les pays de l’est secouent le joug communiste. Dès 1991, des investisseurs étrangers comme Vega Sicilia (qui crée le domaine Orémus) ou AXA Millésimes (propriétaire de Disznókö) initient une renaissance de l’appellation. En parallèle, de petits vignerons locaux décident de se lancer dans une production de qualité. En 1995, est fondée l’association Tokaj Renaissance – Union des Grands Crus de Tokaj. A la même époque, au cœur des Alpes, l’œnologue Stéphane Gay convainc cinq producteurs (Charles Bonvin et fils, Cave du Cheval noir, Cave Marie-Thérèse Chappaz, Domaine du Mont-d’Or et Provins) de créer une charte pour permettre l’élaboration de liquoreux valaisans d’exception.

Des vins incompris

Près de vingt après sa fondation, la Charte Grain Noble compte une trentaine de membres qui suivent le cahier des charges établi par les fondateurs. Celui-ci défi nit aussi bien l’âge des vignes, que le choix des cépages autorisés ou la durée de la vinification en barrique. En Hongrie, l’association Tokaj Renaissance s’est également agrandie et compte désormais seize membres cultivant entre six et cent hectares de vignes. Là aussi le vin suit des règles précises (à découvrir en page 55 du guide de dégustation) à la vigne comme à la cave où un élevage de deux ans est obligatoire. Le processus d’élaboration de ces cuvées d’exception donne naissance à des vins qui sortent des habitudes traditionnelles de la dégustation. Souvent incompris, ces nectars peinent à trouver leur public. En 2012, Gilles Besse qui élabore le Mitis déclarait: «Il y a eu un engouement énorme pour les Grains Nobles qui a baissé à partir de 2005. Vers la fin des années 90, nous faisions beaucoup plus de barriques de Mitis qu’à l’heure actuelle». Un constat que partage Emmanuel Charpin. Celui-ci pointe du doigt le fait que les consommateurs ne savent pas comment boire ce vin et que les quantités stockées en caves ont tendance à y demeurer. De fait, toutes les régions productrices de grands vins doux se retrouvent confrontées à ce problème de consommation comme le confirmait László Mészarós lors de la présentation de Tokaj Renaissance où les producteurs avaient d’ailleurs laissé une large place aux blancs secs.

En Valais, comme en Hongrie, on essaie de contourner la question des accords mets et vins en parlant de vin de méditation. Il existe pourtant une manière efficace de régler la question comme le montre la dégustation des pages 54 et suivantes: le vieillissement. Jeunes, les grands liquoreux possèdent une sucrosité, qu’on peut apprécier en dégustation 14 vinum vins liquoreux ou glorifier intellectuellement, mais qui empêche la consommation. Cette lourdeur due à la surmaturité n’est toutefois qu’un péché de jeunesse. Avec les années, la sensation de sucrosité s’atténue même si, d’un point de vue analytique, la valeur en grammes par litre du sucre résiduel ne diminue pas. De plus, les arômes relativement simples de ces vins dans leur jeunesse se transforment au fil du temps pour gagner en complexité et en diversité. Après six à dix ans, les grains nobles changent pour devenir des vins adaptés à la gastronomie. Bien entendu, cette évolution positive qui engendre des coûtsde stockage importants, sur des vins déjà onéreux, implique d’aller à l’encontre de la tendance actuelle qui consiste à consommer jeunes des vins de plus en plus prêts à boire. Pourtant, on peut se demander s’il est plus facile de convaincre le consommateur d’acheter des vins de millésimes vieux d’une décennie ou de le persuader de changer ses habitudes alimentaires pour qu’il se remette à consommer les grands liquoreux avec une plus grande régularité? Trouver une réponse efficace et cohérente au sein de l’association, voici le défi stratégique que doivent relever les producteurs de grands liquoreux.

Aszú un processus unique au monde

On peut faire du vin doux avec du raisin à maturité normale duquel on ôte l’eau par dessiccation (passerillage), refroidissement (cryoextraction) ou filtration (osmose inverse). On peut aussi laisser le raisin sur le cep jusqu’à ce que l’eau qu’il contient se soit évaporée. On parle alors de flétrissement du raisin. Parfois, un champignon, appelé botrytis ou pourriture noble, s’installe sur le raisin et lui confère des arômes spécifiques très recherchés.

Le botrytis

Pour bonifier le raisin, le Botrytis cinerea, qui la plupart du temps provoque de gros dégâts dans les vignobles, demande des conditions climatiques particulières: la conjonction d’une humidité matinale qui permette le développement du champignon et de journées sèches et ensoleillées qui brident l’action destructrice du microorganisme. Cette alternance va empêcher que la pourriture corrompe le raisin, tout en permettant une concentration des sucres et une transformation des éléments aromatiques du raisin. Dans le monde, seules quelques régions jouissent de ces conditions spécifiques (Tokaj, Sauternes, Valais, Vallée du Rhin, Vallée de la Loire).

L’aszú

Les grains aszú sont des raisins attaqués par le botrytis, qui se dessèchent dans la vigne tandis que le reste de la grappe demeure intact. Les vignerons de Tokaj ramassent ces baies grain par grain en trois ou quatre tries. Chaque cueilleur peut récolter entre cinq et dix kilos par jour. Quant au rendement, on estime qu’il faut cinq kilos de raisins sains pour donner un kilo d’aszú. Les baies d’aszú ayant une consistance presque solide, il n’est pas possible de les presser. Les vignerons les stockent donc dans des cuves jusqu’à la fin des vendanges. Pour obtenir du Tokaj aszú, les producteurs vont faire macérer cette pâte d’aszú dans des moûts - avant ou durant la fermentation - voire dans des vins finis élaborés à partir de vendanges plus ou moins tardives.

Les Puttonyos

Si la durée et le choix du liquide dans lequel macère la pâte aszú dépend de la qualité du millésime, la quantité de pâte intégrée dans le moût ou le vin est strictement réglementée. Historiquement, les volumes de grains aszú étant calculés par hottes de 27 litres, les puttony. Selon la richesse désirée, on ajoutait entre trois et six puttony dans des bacs contenant 136 litres de vin ou de moût (ce qui correspondait au contenu d’une barrique locale). Le nombre de puttony rajoutés définissait le nombre de Puttonyos (de 3 à 6) attribués au vin. En 2013, la législation a été modifiée pour faire disparaître les 3 et 4 Puttonyos. Les Aszú, 5 ou 6 Puttonyos, sont désormais des vins qui doivent afficher un alcool potentiel de 19% (130° Oechslés), un alcool minimum de 9%, plus de 120 grammes de sucre résiduel par litre et connaître 24 mois d’élevage dont 18 en fût de chêne.

L’Eszencia

Pendant leur stockage, les grains aszú vont, sous leur propre poids, laisser couler un jus que les producteurs hongrois récupèrent. Cette Eszencia récoltée en très petites quantités va ensuite fermenter très lentement, souvent plus d’une année. Affichant entre 500 et 900 grammes de sucre résiduel par litre, elle ne dépassera jamais les 2% à 3% d’alcool. Le plus souvent utilisée pour affiner l’élaboration des 5 ou 6 Puttonyos, cette liqueur est parfois mise en bouteille sous le nom de Tokaj Eszencia.

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