Merlot du Tessin

LE RETOUR DES PIONNIERS

Texte: Martin Kilchmann, photos: Hans-Peter Siffert/weinweltfoto.ch

Il y a 27 ans, un jeune journaliste de VINUM, écrivait: «Tessinois, avec vos vins honnêtes, vous gaspillez le potentiel d’un cépage qui a prouvé à Bordeaux qu’il valait bien mieux!» L’article avait fait grand bruit et a mis le Tessin en branle. Le vent du changement s’était levé! Il soufflait sur des producteurs rebelles en quête de renouveau. Aujourd’hui, la nouvelle génération de grands vignerons ambitieux prend ses marques et convainc par ses crus de haute tenue. L’auteur de ce texte est retourné au Tessin pour rencontrer la nouvelle élite viticole et ses exceptionnels Merlot.

Si l‘on me demandait de citer un vin qui m’accompagne à chaque moment important de ma vie, je dirais le Merlot du Tessin. C’est lui qui m’a initié au monde du vin. L’Alba de la Cantina Sociale Giubiasco, le Matascis Selezione d’Ottobre ou encore la Riserva Montalbano de la coopérative de Mendrisio ont marqué mes jeunes années. C’était des vins ronds, charmants, pauvres en tanins, élevés par les producteurs selon les goûts des clients suisses-allemands, qui en étaient déjà les premiers consommateurs. Ces vins m’ont pour ainsi dire plongé dans l’univers viticole méditerranéen.

En 1986, alors jeune journaliste pour VINUM, j’ai découvert un style de Merlot plus sérieux. Le vigneron de Malans, Thomas Donatsch, avait attiré notre attention sur Werner Stucky. Ce jeune Zurichois, qui s’était lancé dans la viticulture au Tessin, venait de temps à autre lui rendre visite et lui apportait du Merlot qui avait un goût très différent des vins ordinaires élevés par les producteurs tessinois connus.

Les rebelles du Merlot

Werner Stucky est devenu le mentor d’un groupe de jeunes immigrés, dont faisaient partie Daniel Huber, Adriano Kaufmann, Eric Klausener et Christian Zündel. Tous s’étaient installés avec leur famille au sud des Alpes à la recherche d’un autre mode de vie et de terres viticoles abordables et tous, hormis Zündel, encore simple cultivateur et producteur de raisin, venaient de mettre en cave leur premier millésime. La rédaction a alors décidé de consacrer un reportage à cette petite équipe de vignerons autodidactes. Lors de mon voyage, j’ai croisé de jeunes gens déterminés et zélés, qui élevaient des vins aux tanins plus prononcés et à la structure plus charpentée que la plupart des Merlot des exploitations tessinoises. Des vins en quête d’un modèle, là où le cépage avait pris racine: dans le Bordelais. Comme à Bordeaux, ils prolongeaient la macération et élevaient le vin jeune sous-bois. Le livre de référence «Le goût du vin» d’Emile Peynaud était leur Bible et leur source d’inspiration. J’ai couché cette rencontre sur le papier dans un article provocant intitulé «Les pionniers du Tessin». La photo d’accroche montrait un Stucky barbu, armé d’une fourche, au milieu de son vignoble escarpé à Gudo: l’incarnation même du rebelle du Merlot. L’article passionné et partisan, qui ne tenait pas compte de nombreuses contraintes économiques et structurelles, a fait grand bruit dans le paisible canton viticole et a été lu par la majeure partie des Tessinois. Les critiques ont été retentissantes. Selon certains, j’avais oublié les vrais pionniers. Cesare Valsangiacomo fulminait: d’après lui, son Roncobello incarnait déjà ce style robuste et mûr quand les révolutionnaires en haut de l’affiche portaient encore des couches-culottes. Mais le fond du message était incontestable. Il disait: «Tessinois, avec vos vins honnêtes, vous gaspillez le potentiel d’un cépage qui a prouvé à Bordeaux qu’il valait bien mieux!»

Le message a été entendu et a déclenché une tempête même chez les plus grands négoces en vin, la puissante caste tessinoise d’acheteurs de raisins qui faisait aussi souvent commerce de vins importés. Une pluie d’investissements perspicaces s’est abattue dans les vignes et les caves au cours des années qui ont suivi. Des maisons comme Valsangiacomo et Tamborini nous ont surpris avec des vins nettement meilleurs. De nouveaux venus, tels que Brivio, Delea, Gialdi ou Vinattieri, se sont rapidement fait un nom dans le monde des vins denses et sérieux. A l’aube du nouveau millénaire, une deuxième vague de domaines du Mendrisotto – Kopp von der Crone, Tenimento dell’Ör, Castello Luigi – a attiré l’attention avec des crus sensationnels. Le vent du changement soufflait un peu partout.

Aujourd’hui, qu’en est-il resté? Qu’estce qui motive les vignerons tessinois? Le Merlot a-t-il fédéré la sphère viticole? Est-il toujours aussi populaire? Ou les gens lorgnent-ils sur d’autres cépages rouges? Je suis parti dans le Tessin pour trouver des réponses. Nous avons d’abord demandé l’opinion des anciens - Huber, Stucky et Zündel - lors d’un repas amical. Les trois pionniers ont grisonné, mais ils ont conservé leur caractère si particulier. Christian Zündel est toujours aussi alerte, critique et protestataire. «Le Merlot, avec son ampleur quelque peu unidimensionnelle, est-il vraiment un cépage d’avenir? », se demande-t-il. «Est-ce qu’il ne commence pas à faire trop chaud dans le Tessin pour lui? Sa sensibilité importante au mildiou, renforcée par le climat lourd du Tessin, n’impose-t-elle pas un recours massif aux produits chimiques pour pallier aux lacunes des moyens écologiques? Faudra-t-il l’associer de plus en plus à des cépages complémentaires, tels que le Cabernet Franc qui présente un profil intéressant?» Les questions s’enchaînent et laissent ses camarades un peu perplexes. Daniel Huber a conscience du talon d’Achille du Merlot, mais il pense que les champignons peuvent être combattus à l’aide d’une stratégie pragmatique à michemin entre traitement biologique et systématique. Il est loin d’être d’accord avec cette thèse selon laquelle le réchauffement climatique serait un ennemi du Merlot. «Au contraire, c’est un avantage». Selon lui, il permet au Merlot de mûrir avec plus de régularité et, exception faite de 2003, n’entraîne pas de sur maturité. Le fait que des pratiques comme la taille Guyot ou le séchage des raisins soient courantes au Tessin vient pourtant contredire cette opinion. Werner Stucky, de son côté, s’exprime presque par monosyllabes. La discussion semble trop académique pour lui. «Le Merlot donne de bons vins et ses ceps sont agréables à travailler. Les raisins mûrissent au bon moment. J’aime ce cépage», résume-t-il sèchement. Comme tous les autres producteurs tessinois, il s’inquiète des dégâts en constante augmentation causés par le gibier. Chevreuils, cerfs, sangliers et blaireaux sont les bêtes noires des viticulteurs. On estime que le gibier engloutit près d’un million de kilos de raisin chaque année. La pose de clôtures coûte cher et complique le travail. Et la coopération avec les chasseurs est difficile. Il faudrait que les autorités tessinoises interviennent.

Qui va succéder aux anciens?

Nos trois doyens s’approchent de la retraite. La question de leur succession se pose. Elle reste encore ouverte chez Christian Zündel. Werner Stucky travaille d’un commun accord depuis plusieurs années avec son fils Simon. Quant à Daniel Huber, il prépare la reprise de son entreprise par son fils Jonas. Responsable comme à son habitude, il s’est agrandi prudemment ces dernières années, pour que Jonas puisse partir sur les meilleures bases possibles.

D’autres domaines connus du canton se sont aussi préparés à ce défi. Il va falloir remplacer toute une génération au cours des années à venir. Et pas n’importe laquelle: celle à qui l’on doit le miracle viticole tessinois. Angelo Delea, Feliciano Gialdi, Adriano Kaufmann, Meinrad Perler ou encore Claudio Tamborini sont des noms qui nous viennent spontanément à l’esprit. Ce dernier a reporté sa retraite de trois ans. Il a bon espoir que sa fille Valentina et son neveu Mattia Bernadoni parviendront à maintenir le cap, malgré les vents tumultueux, à bord du fi er navire viticole qui a encore remporté quelques régates il y a peu.

«Le réchauffement climatique n’est pas un ennemi. Au contraire, c’est un avantage pour nous: il permet au Merlot de mûrir avec plus de régularité.»

Daniel Huber

Feliciano Gialdi a choisi, ou plus exactement planifié, une autre solution. En effet, difficile de s’imaginer cet homme de tempérament se retirer complètement des affaires: il souhaite confi er la direction de l’ensemble de la production de Gialdi et Brivio à son œnologue Fredy De Martin, tandis que sa fille Raffaella doit tenir les rênes du marketing et des ventes. Une fois la visite de la cave terminée, Fredy De Martin nous accompagne à Mendrisio voir Anna Barbara von der Crone et Paolo Visini sur leur magnifique domaine de Barbengo. Eux aussi prennent fait et cause pour le Merlot. «Ce cépage est résistant. Les sols sablonneux perméables absorbent les pluies abondantes et rendent notre Merlot unique», explique Fredy De Martin. Paolo Visini ajoute que le vin reflète de façon exemplaire les différences géologiques qui s’observent dans chaque recoin du Mendrisiotto. Il parle d’expérience, car le Gota de Gorla réalisé par Anna Barbara et son Tinello de Pedrinate n’ont rien à voir.

Quels cépages les trois vignerons associeraient- ils au Merlot pour lui conférer davantage de mordant et de complexité? D’après Paolo Visini, le Petit Verdot semble tout indiqué. Anna Barbara von der Crone ne jure que par l’Arinarnoa, un croisement de Merlot et de Petit Verdot créé à Bordeaux. Et Fredy De Martin pencherait pour le Cabernet Franc, qui mûrit plus tôt que le Cabernet Sauvignon et qu’il utilise pour réaliser le Vigna d’Antan de Brivio.

«Le Merlot donne de bons vins et ses ceps sont agréables à travailler. Les raisins mûrissent au bon moment. J’aime ce cépage.»

Werner Stucky

Michele Conceprio apprécie aussi beaucoup ce cépage aux arômes minéraux. Il offre au Castello di Morcote toute la finesse qui, au moins depuis 2010, rend si irrésistible ce vin issu des meilleures terres de la région. Cet œnologue et agronome de premier ordre, travaille avec Gaby Gianini, de la famille de propriétaires éponyme, au repositionnement des vins de Castello. L’idée d’un seul grand vin a considérablement perdu en attrait et les 30 000 bouteilles commercialisées à 42 francs ont beaucoup de mal à trouver preneur. Conceprio veut ajouter au moins deux nouvelles gammes pour dynamiser les ventes.

Le Tessin en crise?

Les plaintes concernant les problèmes de commercialisation ont rythmé notre visite. Le canton du Tessin, industrie du tourisme en tête, traverse une véritable crise, ce qui se répercute sur le chiffre d’affaires des restaurants, mais aussi sur les ventes de vin. Quand on leur reproche leurs tarifs élevés, les vignerons répondent que la culture sur coteaux implique davantage de travail. Ils se sont peut-être reposés sur leurs lauriers, bercés par l’illusion que les vins continueraient à se vendre comme de petits pains.

«Le Merlot, avec son ampleur unidimensionnelle, est-il vraiment un cépage d’avenir? Est-ce qu’il ne commence pas à faire trop chaud au Tessin pour lui?»

Christian Zündel

Zanini père et fils ne semblent pas connaître de problème de ce côté-là. Leurs vins haut de gamme Castello Luigi (110 francs) et Vinattieri Rosso (90 francs) ont été pris d’assaut dès les précommandes. Mais ces vins à la qualité hors norme ne sont que la partie émergée de leur production. Il serait étonnant que cette confiance concerne l’ensemble de leur production qui s’élève à environ un demimillion de bouteilles. Ou sinon comment expliquer que Luigi senior s’emporte au déjeuner sur la baisse constante des prix du Merlot valaisan vendu à Denner. «Laissez- nous donc notre Merlot!», s’énerve-til. «On ne peut pas produire du Chasselas et du Pinot Noir du jour au lendemain dans le Tessin!»

Les Zanini densifient une grande partie de leur Merlot en ajoutant des raisins passerillés. Roncaia et Ligornetto conservent les raisins dans une cellule de séchage. Au Castello di Luigi et à Vinattieri Rosso, ils coupent les sarments sur pied avant les vendanges, ce qui favorise le processus de concentration. Cette pratique convient au style des vins Zanini, qui mêlent puissance, générosité et saveur à la finesse et qui intègrent sans difficulté les notes d’élevage. Mais certains dérapages peuvent se produire lorsque des imitateurs sans l’expérience, les possibilités techniques et le tour de main des maîtres de Mendrisiotto, entrent en jeu. Cette pensée m’a traversé l’esprit lors de notre dernière visite à Biasca, quand nous avons dégusté les vins de Basse-Léventine et du Val Blénio élaborés par les frères Meroni dans l’ancien arsenal. Ces vignerons amateurs exploitent des vignes modèles et héroïques. Ils font sécher une partie de leurs raisins, les pressent complètement et élèvent le moût dans des fûts en bois neuf. Ce processus confère à leurs cuvées des arômes de fruits secs et un corps un peu grossier qui cache la finesse d’un terroir quasi alpin.

Le calme avant la tempête

Biasca était notre dernière étape avant notre retour de l’autre côté du Saint- Gothard. Quelles conclusions en tirer? Nous garderons en mémoire de passionnantes visites, à l’instar de celle de Mauro Ortelli et ses crus épurés ou de Sacha Pelossi, le petit producteur toujours de bonne humeur, qui réussit, avec ses vins à la fois robustes et entraînants d’Agra et de Lamone, à faire le grand écart entre puissance et élégance. Mais nous conservons aussi l’impression – comme le dit Anna Barbara von der Crone –, que «la scène est un peu endormie». Serait-ce le calme avant la tempête du bouleversement générationnel? Seul réconfort: les meilleurs vins tessinois seront toujours représentés sur la scène internationale des grands crus. Les vins boisés uniformes se font rares aujourd’hui. L’expérience accumulée avec les Merlot conservés à la Mémoire des Vins Suisses de Gialdi, Huber, Kaufmann, Kopp von der Crone Visini et de Tenimento dell’Ör montre que les excellents rouges tessinois franchissent avec brio le cap des dix ans.

Mais comme dans toutes les régions viticoles, il y a des raisons de s’inquiéter. Beaucoup de vins construits et mis en scène, dont l’élevage vise la concentration et l’extraction à tout prix, se trouvent encore à la présentation du millésime de Ticino Wine. Le passerillage des raisins est, selon moi, discutable dans un contexte de réchauffement climatique. C’est pourquoi, les vignerons tessinois seraient bien avisés de produire des vins qui mettent en avant leurs origines alpines à travers leur parfum et leur goût. Des vins simples, mais pas simplets, profilés, mais sans excès. Des vins qui racontent l’histoire du Tessin, de ses montagnes, de ses vallées et de ses lacs, de sa végétation luxuriante, mais aussi de son climat particulier qui oscille constamment entre douceur et rigueur.

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