Sauternes

Noblesse oubliée

Textes et photos: Rolf Bichsel

Les exceptionnels vins liquoreux de Sauternes et de Barsac souffrent. A l’image de tous les grands vins doux du monde, ces nectars élégants ennoblis par le botrytis sont délaissés par les critiques et les amateurs. Et pourtant, quelle richesse, quelle diversité et quelle élégance dans cette appellation qui, comme le montre cet article, ne se limite de loin pas à Yquem.

Une nuit, alors que je venais de trouver le sommeil, une gentille fée me souffla un doux rêve au creux de l’oreille. En voici l’histoire: il était une fois un pays où le miel et le vin coulaient à flots. Bien que petit, ce pays jouissait d’une immense renommée. Car il avait un secret. Il produisait un nectar qu’aucun autre ne parvenait à égaler. Les rois, qui brûlaient d’avoir la vie éternelle, se l’arrachaient, tout comme les reines, qui voulaient rester la plus belle de tout leur royaume. Comment se faisait-il que ce nectar doré soit plus délicieux que n’importe quel autre breuvage? Chaque année, avant la période des vendanges, la plus jeune fille du roi attirait des elfes minuscules, qui partaient en grand nombre répandre de la poudre d’étoiles dorée sur les baies rebondies scintillant dans les vignes verdoyantes. Les baies devenaient ainsi très sucrées et juteuses pour ensuite être cueillies par les petits lutins zélés et transformées en un élixir qui requinquait les hommes fatigués, inspirait les poètes et métamorphosait les vilains petits canards en cygnes majestueux. Hélas, mille fois hélas, vivait dans le pays voisin un méchant sorcier qui avait une dent contre le vin doré. Son vin, pressé par des trolls grincheux dans de profondes grottes en pierres stériles, était rouge et âcre et amer, si bien que personne n’en voulait. C’est pourquoi en pleine nuit de Walpurgis, il envoya des sorcières bossues, armées de leur balai puant et pétaradant, au-dessus du pays merveilleux pour y étendre un épais brouillard. Les voyageurs firent fausse route, les attelages de bœufs se perdirent et bientôt plus personne ne sut où se trouvait ce pays enchanté. Les elfes et les trolls continuèrent de remplir des fûts de délicieux nectar, qui devenait toujours meilleur, toujours plus frais et toujours plus envoûtant. Mais comme plus personne ne savait où il se cachait, le nectar sombra dans l’oubli. Depuis lors, les habitants attendent qu’un bon prince ait le courage de braver le brouillard pour ramener la joie dans le cœur de la princesse et libérer le petit pays de son sortilège. Ils attendent et continueront d’attendre jusqu’à leur mort.

Serait-ce là la triste histoire de Sauternes? Hélas oui. Reste une chose à mettre au clair: comment se fait-il que le plus grand, le plus envoûtant, le plus parfumé, le plus floral, le plus aérien, le plus doux et le meilleur de tous les vins continue de végéter dans l’ombre? La parabole se trompe sur une chose. Nul besoin d’un prince, ce sont les gourmets du monde entier qu’il nous faut – vous, moi et tous les autres – pour dissiper le brouillard et ranimer les vins dorés. Il suffit d’oublier tout ce que les apprentis du méchant sorcier ont dit sur les vins exquis de Sauternes et de Barsac. Chassons le brouillard devant nos yeux, levons le voile sur nos palais, buvons-en chaque jour et écoutons notre nez et notre bouche en réclamer toujours davantage. Les meilleurs amis d’une bouteille de Sauternes sont le réfrigérateur et son compagnon, le tire-bouchon. Un réfrigérateur qui ne renferme pas de bouteilles de Sauternes n’est pas un vrai réfrigérateur, mais une armoire ensorcelée.

Une bouteille de Sauternes fermée, une relique, se transforme rapidement en une précieuse antiquité, si précieuse que plus personne n’ose l’ouvrir. Une bonne bouteille de Sauternes, c’est une bouteille vide. Si vous ne croyez toujours pas à mon histoire, traversez vous-même le brouillard maudit, rompez le sortilège, visitez le petit pays, où vous serez accueilli à bras ouverts dans les majestueux châteaux, témoins de cette bonne époque lointaine. Regardez de vos propres yeux la beauté de la nature intacte, où le vert pâle des vignes lutine avec le vert foncé des bosquets ombragés et des forêts éternelles, où le soleil caressant se lève au-dessus des douces collines. Vous aurez plus pour un as en cuivre que pour un talent d’or de l’autre côté du brouillard. A votre retour, je vous conseille non pas de plonger le trésor doré que l’on vous aura généreusement donné, dans l’obscurité de votre cave, mais de le garder à portée de main et de le partager au plus vite avec vos compagnes et compagnons. Aucun moment particulier ne se prête à la dégustation d’un Sauternes. Le bon moment pour un verre de Sauternes, c’est maintenant. Les prochaines pages dressent le portrait des princesses et des princes les plus hardis, les plus combatifs et les plus talentueux de Sauternes. Ils vous attendent à bras ouverts, un verre de nectar à la main.

CHÂTEAU DOISY-VÉDRINES

Olivier Castéja (Maison Joanne) est l’un des négociants bordelais les plus inspirés. On peut s’attarder des heures à discuter avec lui d’anciens millésimes et des nouveaux grands vins. Son opinion n’est jamais facile ou commune. Il n’apprécie guère les vins éphémères ou les crus à la mode. Il en va de même pour Doisy-Védrines, qu’il dirige depuis 1995 lorsqu’il a succédé à son père. Ce dernier s’est occupé dès 1947 de ce Deuxième Cru Classé de Barsac, aux mains de la famille depuis 1847, qui produisait des grands vins avec une régularité déconcertante. La famille n’a reculé devant aucun investissement afin de permettre au domaine de rester parmi les meilleurs. Fréderic Deyres, directeur technique, a à sa disposition toutes les ressources nécessaires pour tirer le meilleur parti des sols exceptionnels. Hervé Romat, en charge de la vinification, et Olivier Boissière, responsable de la viticulture, y contribuent aussi. Le Château Doisy-Védrines est un vin de caractère un peu fermé dans sa jeunesse, emblématique de l’appellation Barsac et qui possède un potentiel de vieillissement presque infini.

Château Doisy-Védrines, 33720 Barsac | Surface vinifiée: 35 hectares | Cépages: 80% Sémillon, 15% Sauvignon, 5% Muscadelle | Age moyen des ceps: plus de 40 ans Production annuelle: env. 40 000 bouteilles | Visite et dégustation: Lu–Ve, 9h–12h et 14h–17h sur rendez-vous

CHÂTEAU GUIRAUD

Le Premier Cru Classé Guiraud est un domaine particulier. Il fait partie des plus vastes de Sauternes, mais est aussi l’un des précurseurs d’une viticulture proche de la nature, que le gérant, Xavier Planty, a developpé petit à petit. En 2013, son fils Luc, ingénieur agronome, (photo en haut) a repris la direction technique. Trois autres personnalités sont impliquées dans la gestion du domaine: Olivier Bernard (Domaine de Chevalier), Stephan von Neipperg (Canon la Gaffelière) et la holding familiale Robert Peugeot. Tous partagent une même passion pour les bonnes et belles choses. Ils s’emploient aussi à développer une viticulture holistique, à créer un écosystème fonctionnel, à favoriser la diversité massale des vignes et ont, entre autres, fait planter six kilomètres de haies. Les vins produits sont le reflet de cette implication: le Guiraud est un Sauternes des plus équilibrés, plein en bouche, sans aucune lourdeur, à la texture onctueuse, offrant une grande fraîcheur et une aromatique complexe d’acacia, d’aubépine, d’épices, de fines herbes et de thé.

CHÂTEAU DOISY DAËNE

Georges Dubourdieu a fait l’acquisition de Doisy Daëne en 1924. Le domaine est resté dans la famille depuis lors. Depuis 2006, Jean-Jacques Dubourdieu gère les domaines familiaux, dont font partie Clos Floridène dans les Graves et Reynon dans les Côtes de Bordeaux Cadillac. Il est épaulé par son frère, Fabrice. Contrairement à la plupart des autres vignerons de Sauternes, il ne vit pas à Bordeaux, mais à Pujols-sur-Ciron, à deux pas du Deuxième Cru Classé. Le rachat du petit domaine Doisy Dubroca, que les Dubourdieu s’attèlent à replanter, a permis à Doisy Daëne de se doter de bureaux de direction rénovés avec goût. Ce bâtiment servira bientôt de lieu de dégustation de la large gamme de vins de l’exploitation familiale, ainsi que de boutique. A l’instar de son père Denis, le légendaire œnologue, chercheur et professeur qui nous a quittés trop tôt, Jean-Jacques continue de défendre la précision, l’harmonie et la fraîcheur des grands Bordeaux. Cela vaut aussi pour ses Barsac juteux aux élégants arômes fruités et au parfum envoûtant d’agrumes.

CHÂTEAU LAFAURIE-PEYRAGUEY

Lorsque Silvio Denz, le propriétaire suisse de Lalique (design, bijoux, cristal, art) et de domaines, comme le Château Faugères à Saint-Émilion, a acquis Lafaurie-Peyraguey en 2014, la région a vu en lui son sauveur: un entrepreneur à succès croyait dans l’avenir de l’appellation maudite! Lafaurie-Peyraguey fait beauxcoup parler ces derniers temps, d’autant qu’un hôtel de luxe doté de boutiques et proposant des visites guidées va ouvrir ses portes en 2018. David Bolzan (en photo avec un véritable seau à glace Lalique) a repris la direction générale des Vignobles Silvio Denz en 2016. Il a dirigé pendant vingt ans la maison de négoce Cordier Mestrezat, l’un des anciens propriétaires de Lafaurie-Peyraguey, un domaine fondé en 1618 qui fait partie des plus anciens de la région. Lafaurie produit avec une grande régularité des Sauternes très équilibrés et particulièrement raffinés développant une belle richesse aromatique, de la tension et de la fraîcheur, des Sauternes délicieux jeunes ou mûrs, en apéro ou avec des plats raffinés.

CHÂTEAU DE MALLE

Le château doit son nom à Jacques de Malle, président du parlement de Bordeaux à la fin du 17e siècle. C’est grâce à lui que l’on peut aujourd’hui admirer le bâtiment classé monument historique doté de splendides jardins de style italien. L’union des familles de Malle et Lur-Saluces a permis à la dynastie de Malle de prendre la tête du Château d’Yquem. Le gérant actuel, Paul Henry de Bournazel (photo), qui dirige le domaine aux côtés de sa mère, est le descendant de cette famille. Jean-Sébastien Charles, élève de Dubourdieu, est responsable de la vinification depuis 1997. Malle possède aussi 25 hectares dans l’appellation voisine de Graves. «La dégustation d’un verre de Malle doit donner envie de se resservir», expliquent les responsables, décrivant ainsi parfaitement le style de leurs vins. Ce Deuxième Cru Classé propose un Sauternes des plus envoûtants, très fruité, plein en bouche, mais aussi rafraîchissant et élégant, un vin à déguster jeune ou un peu plus mûr, capable de séduire quiconque, en tout lieu et à tout moment.

Château de Malle, 33210 Preignac | www.chateaudemalle.fr | Surface vinifiée: 25 hectares Cépages: Sémillon, Sauvignon, Muscadelle | Age moyen des ceps: 25 ans | Production annuelle: 45 000 bouteilles | Visites des jardins et dégustation: Lu–Ve, 10h–12h et 14h–17h30

CHÂTEAU ROMER

Le nom de Janoueix jouit d’une bonne réputation à Bordeaux. Les Janoueix sont issus d’une famille originaire du Massif central (Corrèze), qui s’est installée au 20e siècle à Libourne sur la rive droite de la Dordogne et y a fondé une société de négoce en vin. La maison dirige avec beaucoup d’habileté différents domaines célèbres à Saint-Émilion et à Pomerol. François et Véronique Janoueix (photo), directrice actuelle du Deuxième Cru Classé Château Romer, ont osé sauter le pas et franchir le fleuve pour s’installer sur la rive gauche en 2012. Il a fallu un certain courage pour reprendre ce petit domaine à Fargues connu seulement des initiés. Mais Château Romer, fondé au 17e siècle par le comte de la Myre-Mory, possède un excellent terroir. Quelques hectares supplémentaires sont en cours de plantation. Bien que le processus de restructuration ne soit pas fini, le domaine ravit depuis 2013 les amateurs de Sauternes en offrant des perles uniques. Véronique et François cherchent à obtenir la plus grande finesse possible et à allier naturalité et pureté, sapidité et digestibilité. Ils y sont d’ailleurs parvenus en un temps record.

CHÂTEAU FILHOT

Gabriel de Vaucelles (photo) a beaucoup de chance. Il travaille dans un cadre magnifique, au milieu de champs, de hameaux, de forêts et de vignes. Le château de style néoclassique construit en 1845 au cœur d’un immense jardin anglais pourrait servir de décor de film. Le domaine Filhot a été fondé en 1709 par le parlementaire bordelais, Romain de Filhot. C’est lui qui a remplacé l’ancienne appellation Vin de Langon par Sauternes. Le vin porte d’ailleurs parfois le nom de Château Sauternes. Après la Révolution française, la famille de Lur-Saluces (Yquem) hérite du domaine. Gabriel de Vaucelles, gérant actuel et copropriétaire (avec sa sœur, trois frères et un cousin), descend de cette famille. Il a fait des études d’œnologie à La Tour Blanche, l’école de viticulture voisine, et s’occupe du domaine depuis 2001. Château Filhot possède une part plus importante de Sauvignon Blanc que la plupart des autres domaines de Sauternes. Serait-ce la raison pour laquelle le Filhot semble toujours si frais, élégant et minéral et qu’il procure autant de plaisir?

CHÂTEAU COUTET

Après des études poussées à l’étranger (management et marketing), Aline Baly (photo) a fini par rentrer chez elle. Chez elle? Pas tout à fait, puisque les Baly, propriétaires de Château Coutet depuis trois générations, sont originaires d’Alsace. Pourtant, tout comme son oncle Philippe et son père Dominique, Aline s’est amourachée de ce Premier Cru situé à Barsac (un Barsac peut porter le nom de Sauternes, mais pas l’inverse). Château Coutet était autrefois une forteresse anglaise. Le château a été transformé en domaine viticole en 1643 déjà. Il a, par la suite, appartenu aux Lur-Saluces, qui y gardaient leurs chevaux. Une chapelle du 14e siècle et un pressoir vertical des années 1920 témoignent de la richesse de son passé historique et viticole. Dans l’ancien dialecte local, coutet signifiait «tranchant». Cela lui correspond plutôt bien. Château Coutet est un vin aussi racé que plein en bouche emblématique de la région de Barsac. Floral et fruité dans sa jeunesse, il se mue au fil du temps en un vin très élégant et d’une extrême complexité.

CHÂTEAU ROMER DU HAYOT

Lorsque Guylaine Chaigne (photo) sourit, ses yeux scintillent tel un verre de Sauternes. Sa bonne humeur est contagieuse. Elle représente le domaine, que Catherine Boyer et Fabienne du Hayot ont repris en 2009, et la sixième génération de la famille à sa tête. Stéphane Reberat est responsable de la vinification. La famille du Hayot succède en 1851 à son fondateur, le comte de la Myre-Mory. Romer est alors divisé et, à peine quatre ans plus tard, classé Deuxième Cru. Catherine Boyer et Fabienne du Hayot sont les héritières directes de cette famille. Les Vignobles du Hayot produisent aujourd’hui différents Sauternes et Graves. Château Romer du Hayot possède un terroir exceptionnel près de Fargues dans le sud de l’appellation. Depuis trois ans, les deux femmes travaillent d’arrache-pied pour revoir la viticulture de fond en comble. Elles veulent mettre en place une culture intégrée, renoncer aux herbicides et au travail mécanique du sol. Le vin a aussi vu son style évoluer: il affiche désormais une fraîcheur particulière, une élégance joviale et une grande digestibilité.

CHÂTEAU SUDUIRAUT

La famille Suduiraut obtint par mariage des terres à Sauternes à la fin du 16e siècle. Lors de la Fronde contre la couronne française au milieu du 17e siècle, les Suduiraut se tiennent aux côtés des insurgés. Le duc d’Epernon, fidèle au roi, réduisit alors l’ancien château en cendres. Suite à cette destruction, le comte Blaise de Suduiraut fit construire le charmant château aux jardins romantiques que nous pouvons admirer aujourd’hui encore. Après plusieurs changements de propriétaires, ce Premier Cru étendu arrive en 1992 dans les mains d’AXA Millésimes (Pichon Baron, Petit Village, Quinta Noval), dirigé à l’heure actuelle par Christian Seely. Pierre Montégut, responsable de la vinification des vins liquoreux, travaille à Suduiraut depuis de nombreuses années. Château Suduiraut se présente comme un vin particulièrement distingué, mêlant ampleur et densité, élégance et raffinement, racé et fraîcheur pour former un cru impressionnant. En 2016, les volumes du premier vin ont une nouvelle fois été revus à la baisse avec l’objectif affiché de produire un vin encore plus exceptionnel.

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