Histoire

Un vignoble mobilisé

Texte: Alexandre Truffer

Depuis 1848, la Suisse a connu plusieurs crises suffisamment graves pour nommer un général. Ces périodes de guerre ou de mobilisation ont eu des incidences importantes sur le pays et son organisation sociale. Par extension, ces soubresauts politiques ont affecté profondément le vignoble helvétique.

Afin de comprendre la construction de cet article, il faut savoir que la Suisse n’attribue le grade de général qu’en temps de guerre. Nous ne nous intéresserons pas à la douzaine de généraux nommés du 16e siècle jusqu’à 1847. Cette année-là, la guerre civile du Sonderbund oppose la coalition du même nom, composée de sept cantons catholiques et conservateurs (Fribourg, Valais, Lucerne, Uri, Schwyz, Unterwald et Zoug), au reste des cantons helvétiques (Neuchâtel et Appenzell Rhodes Intérieures refusent toutefois de prendre part au conflit et se déclarent neutres). La rapide défaite de l’alliance du Sonderbund face aux troupes du général Guillaume-Henri Dufour donnera naissance à la Suisse moderne en 1848. Depuis lors, le parlement fédéral a attribué le titre de général à quatre officiers généraux: Guillaume-Henri Dufour en 1849, 1856 et 1859, Hans Herzog de 1870 à 1871, Ulrich Wille de 1914 à 1918 et Henri Guisan de 1939 à 1945. Ces nominations ont toujours été accompagnées de mobilisations d’une armée composée quasi exclusivement de miliciens. L’obligation pour des dizaines voire des centaines de milliers d’hommes de quitter leur foyer et leur travail pendant de longues périodes a eu des implications économiques, sociales et politiques importantes. Leurs répercussions dans le vignoble ont été relativement peu étudiées et nul doute que notre article ne fait qu’effleurer les effets à moyen et à long terme qu’ont eu ces crises. Afin de simplifier la compréhension de ce dossier, nous l’avons structuré par période ayant nécessité la nomination d’un général, en essayant de mettre en lumière quelques-unes des conséquences ayant affecté directement le vignoble de Suisse romande et qui mériteraient d’être étudiées plus en profondeur par les historiens.

Général Dufour

Guerre du Sonderbund et Affaire de Neuchâtel

 

La défaite du Sonderbund aura des conséquences importantes pour le canton du Valais qui, aiguilloné par l’arrivée d’investisseurs vaudois, voit sa viticulture vivrière se transformer en une industrie à vocation d’exportation.

L’engagement humanitaire du général Dufour, cofondateur de la Croix-Rouge, est sans doute à l’origine de sa proclamation de 1847 qui, durant les combats fratricides du Sonderbund, demande à ses troupes de faire preuve de retenue avec les populations civiles, les otages, les blessés et les prisonniers. Bien que près de 190 000 hommes participent au conflit, cette guerre qui durera du 3 au 29 novembre 1847 fera une centaine de morts et cinq cents blessés, permettant une réconciliation nationale et la création de la Confédération Helvétique moderne.

Guillaume Henri Dufour redevient général, un titre qu’il perd en temps de paix, en août 1849, lorsque le Grand-Duché de Bade se soulève contre l’empereur allemand, et en 1859 lors de la campagne d’Italie qui oppose l’armée franco-piémontaise à l’empire d’Autriche. Sa quatrième promotion a lieu lors de l’Affaire de Neuchâtel. En 1815, le canton de Neuchâtel est rattaché à la Confédération Helvétique, mais reste vassal du roi de Prusse, qui conserve les titres de Prince de Neuchâtel et Comte de Valangin. En 1848, les révolutionnaires neuchâtelois proclament la république sans que le souverain allemand réagisse, mais huit ans plus tard un parti monarchiste tente un coup d’état. La Prusse menace d’intervenir, la Confédération mobilise et l’empereur français Napoléon III intervient pour empêcher une guerre. En 1857, le roi Frédéric-Guillaume abandonne toute prétention sur le canton de Neuchâtel, mais conserve une certaine aura auprès de l’aristocratie locale.

La sécularisation des biens de l’Eglise

Avec Fribourg, le Valais est le seul canton romand à faire partie de l’alliance du Sonderbund. La défaite rapide fait peu de pertes humaines ou de dégâts matériels. Néanmoins, les vaincus sont condamnés à payer des frais de guerre qui s’élèvent à un million de francs pour le Vieux-Pays. Afin de payer sa dette, le gouvernement valaisan décide de séculariser les biens de l’Eglise catholique, jugée responsable de l’aggravation du conflit. Dans «Histoire de la vigne et du vin en Valais», Sabine Carruzzo- Frey explique que l’ «on entend souvent dire que cette spoliation des biens cléricaux a permis aux Vaudois de s’installer en terre valaisanne. » Toutefois, nuance-t-elle, le recensement de ces ventes montre que les Vaudois achètent surtout les terres des institutions valaisannes en terre vaudoises. Des domaines ou parcelles de Lavaux et du Chablais, à l’image de l’Abbaye de Salaz à Ollon qui appartenaient à l’Abbaye de Saint-Maurice, sont reprises par des collectivités ou des privés. Les biens cléricaux situés en terre valaisanne sont acquis par «des familles établies de temps immémorial en Valais qui profitent de la spoliation pour accroître leurs domaines. Ainsi, parmi de très nombreuses autres familles, les de Riedmatten, Varone, Bonvin, Favre, Dubuis, Darbellay, Reynard, Héritier, Debons, de Torrenté, Dorsaz, Abbet et autres Pont acquièrent champs, maisons, granges et vignes». Si l’on compare cette énumération à la liste des grandes caves (par la taille ou la renommée) d’aujourd’hui, on mesure l’influence que ce conflit a pu avoir sur le vignoble valaisan.

Un vaudois crée le Domaine du Mont-d’Or

Dans les bataillons fédéraux qui occupent le Valais sert un sergent-major vaudois, François- Eugène Masson. Conscient du potentiel viticole de la région, il revient l’année suivante à Sion pour acheter des terrains en friche sur la colline de Montorge. Commence alors un travail gigantesque: il faut transformer en parchets cultivables une terre pentue, aride et jamais domestiquée. La construction des terrasses – on en compte 220 à l’heure actuelle sur les 20 hectares du domaine – nécessite plusieurs années d’effort. Les premiers ceps du Mont d’Or souffrent du gel et de la sécheresse. Pour régler ce dernier problème, François-Eugène Masson tente d’abord de pomper l’eau de la plaine du Rhône, encore à l’état de marais. Confronté à des coûts exorbitants, il change son fusil d’épaule et construit un bisse afin d’irriguer les vignes avec l’eau du lac de Montorge. Terminé en 1895, ce canal d’un peu moins de trois kilomètres de long assure l’approvisionnement en eau du domaine. Réputé pour ses liquoreux et son Johannisberg (jusqu’en 1928, cette dénomination désignait des vins élaborés avec du Riesling et non du Silvaner), le domaine se lance également dans le commerce du raisin de table très demandé dans les hôtels de la Riviera.

Vignerons valaisans et capitalistes vaudois

Le Sonderbund marque aussi le développement d’une industrie à vocation d’exportation vers les autres cantons suisses, surtout après l’arrivée du chemin de fer en 1859 à Martigny et 1860 à Sion. Le Fendant, qui est le nom d’une variété de Chasselas, mais aussi le Pinot Noir, commencent à remplacer les plants traditionnels comme la Rèze, l’Humagne, l’Amigne et l’Arvine. Méthodes de taille et de culture se modifient pour devenir «à la vaudoise» qui désigne pour la première le gobelet et pour la seconde la culture de barbues (plants obtenus en pépinière) sur un sol enrichi de fumier. Le développement du chemin de fer, l’assainissement de la plaine du Rhône qui libère des terres pour la vigne sur les coteaux et l’agrandissement des villes de la Riviera (Lausanne, Montreux et Vevey) qui renchérissent le prix des terrains dans le canton de Vaud incitent un certain nombre d’investisseurs vaudois à s’installer en Valais. Parmi ces propriétaires figurent certains noms emblématiques de la viticulture valaisanne contemporaine comme Gilliard ou Mercier.

Général Herzog

Guerre franco-prussienne 1870–1871

 

1871 voit l’arrivée en Suisse des 90 000 soldat du général Bourbaki, dont l’internement sera géré avec efficacité par les autorités, et du phylloxéra, qui détruira la quasi totalité du vignoble helvétique en quelques décennies.

Né en 1819 et décédé en 1894 à Aarau, Hans Herzog est un officier d’artillerie qui sera nommé général pendant la guerre franco-allemande. Il exercera ce poste de juillet 1870 à juillet 1871. Son principal fait d’armes est la gestion de l’internement de l’armée du général Bourbaki entre janvier et mars 1871. Les 90 000 soldats de cet officier français fuient les troupes allemandes et demandent leur internement en Suisse, aux Verrières. Les risques sécuritaire (seuls quelques centaines de soldats helvétiques se trouvaient dans la région d’arrivée des internés), sanitaire (une épidémie de typhus tuera plus de 1700 internés) et diplomatique sont importants et le sens politique du général permettra une sortie de crise rapide. La courte durée de l’internement, qui a duré six semaines, limite l’importance de l’épisode des Bourbaki. «L’idée était de remettre ces soldats sur pied avant de les renvoyer en France, explique Alexis Boillat, le président de l’association Bourbaki Les Verrières. Nous avons peu d’informations en rapport avec le vignoble. On sait que si les soldats avaient droit à des rations de tabac, il n’y a rien de similaire sur le vin. Il existe bien quelques mentions de différence de traitement entre officiers et soldats, les premiers, accusés de faire ripaille avec de bons vins, tandis que les seconds devaient se contenter d’eau et d’une maigre pitance. Néanmoins une grande partie des vivres étaient fournies par la population, car ni l’Etat, ni les cantons ne disposaient des ressources nécessaires pour nourrir et loger une population aussi importante, ce qui rend les données peu fiables. Certains soldats ont pu donner des coups de mains, mais il n’y a pas d’affectation de grande ampleur à des travaux d’intérêt général comme cela a pu être le cas lors des conflits mondiaux.» Les soldats du général Bourbaki ne sont pas les seuls à faire une entrée remarquée en Suisse cette année-là. En 1871, un insecte découvert huit ans plus tôt dans le Gard fait son apparition dans le canton de Genève. Il s’agit du phylloxéra, un ravageur de la vigne originaire du continent américain, qui détruira la quasi totalié du vignoble européen, et helvétique, en quelques décennies.

Général Wille

Première Guerre Mondiale 1914–1918

 

Entourée de pays belligérants, la Suisse doit jongler avec ses approvisionnements en matières premières et produits transformés. Si les vignerons connaissent une période plutôt faste, la fermeture des frontières complique le combat contre le phylloxéra.

Descendant d’une lignée d’officiers suisses ayant fait leurs classes dans les armées allemandes, Ulrich Wille est encore aujourd’hui le plus controversé des généraux helvétiques. Nommé général le 3 août 1914 par un parlement réticent, il le restera jusqu’à sa retraite en 1918 malgré certaines tentatives de le remplacer par un chef de l’armée moins germanophile. Si son travail de modernisation de l’armée (218 000 hommes seront mobilisés) a été salué, son rôle politique – entre autres dans les conflits sociaux avec le mouvement ouvrier – fait beaucoup moins consensus.

Le phylloxéra, profiteur de guerre

Arrivé par bateau des Etats-Unis, le phylloxéras ’installe dans l’arc lémanique dès la fin du 19e siècle. En 1877, après des signalements dans les cantons de Genève et Neuchâtel, le parlement helvétique prend une série de décisions pour lutter contre le fléau, ce qui n’empêche pas le puceron américain d’entrer en terres vaudoises (1886 à Founex) et valaisannes (il est repéré en 1906 à Sion). Les vignobles connaissent des périodes de répit et l’utilisation de sulfure de carbone, bien que dangereuse – ce liquide incolore très volatil peut facilement exploser – permet de combattre des infestations limitées. Néanmoins, lorsque des zones importantes sont touchées, l’arrachage et la replantation de porte-greffes américains ou de vignes hybrides s’avèrent être les seules solutions. La Première Guerre mondiale, de par les restrictions du commerce des produits chimiques, rend la lutte contre le parasite difficile, voire impossible. En 1916, on découvre seize hectares de vignes attaquées par le phylloxéra sur la commune de Fully. Comme l’explique l’ «Histoire de la Vigne et du Vin en Valais», il faut plus de trois tonnes de sulfure de carbone par hectare pour éliminer l’insecte (à noter que les souches traitées périssent en même temps que le ravageur). Le principal fournisseur de sulfure de carbone, la France, qui avait recentré son activité industrielle en direction de l’effort de guerre, ne pouvait honorer cette commande. Malgré une donation de cinq tonnes du gouvernement vaudois, les cinquante tonnes de sulfure nécessaires à l’opération resteront introuvables. Au final, les parcelles touchées seront arrachées une année plus tard par des soldats mobilisés. L’offensive du puceron ne sera plus endiguée et le Valais devra, comme le reste du continent, reconstituer l’intégralité de son vignoble.

Les avantages de l’isolement

«En 14–18, le commerce extérieur de la Suisse est un thème délicat. A cette époque, le pays dépend à 100% de l’Allemagne pour l’importation du charbon, une matière première stratégique qui sert aussi bien au chauffage qu’à faire tourner les machines de l’industrie. Les Français et les Anglais allaient autoriser la Suisse, malgré le blocus économique opéré contre l’Allemagne, à importer du charbon de la Sarre et à exporter certaines denrées vers l’Allemagne, mais avec des restrictions sévères» explique Christophe Vuilleumier, président de la Société d’Histoire de la Suisse Romande. Il précise que «certaines entreprises violent bien évidemment ces règles. En conséquence, les Anglais imposent en 1916 une société de surveillance économique qui contrôle toutes les exportations de la Suisse vers l’Allemagne.» Concernant le vin, l’historien a trouvé des documents indiquant que l’Espagne, l’Italie et la France sont les principaux importateurs de vin en Suisse. Anecdote amusante, 1916 voit pour la première fois un contingent de 1500 hectolitres de vin argentin franchir la frontière helvétique. «Pendant la guerre, la Suisse a été isolée et le prix du vin a pris l’ascenseur. La reprise des relations commerciales normales entre les pays provoque un effondrement de ce prix et de grosses difficultés d’écoulement» explique Marie-Louise Gigon dans un mémoire sur les vignerons vaudois et l’Etat durant l’Entre-deux-guerres. Elle rappelle qu’en 1918, le canton de Vaud est la première région viticole de Suisse. Ses 4500 hectares de vignes comptent pour près d’un tiers d’un vignoble en forte diminution. Notre Bible de l’histoire du vignoble valaisan explique que «la situation internationale troublée de la Première Guerre mondiale permet à la viticulture suisse d’améliorer sa situation. Durant plus de quatre ans, la concurrence étrangère est insignifiante en raison des restrictions à l’exportation, de la hausse des frais de transport et de la désorganisation des communications mondiales. En France, la consommation nationale de vin connaît également une expansion à cause de la guerre. Les soldats sur le front consomment au fur et à mesure que la guerre se prolonge des quantités de plus en plus importantes de vin pour de multiples raisons que l’on devine aisément. De plus, quelques années de faibles récoltes contribuent à raffermir les prix (le prix du kilo de Chasselas passe de 44 centimes en 1914 à 1.64 francs l’année de la fin de la guerre), et ce malgré le renchérissement des denrées et des frais de culture.» La fin de la guerre et le retour des vins importés (pour 130 millions de francs en 1919 contre à peine 80 millions l’année précédente), qui bénéficient (déjà) de taux de change très favorables coïncident avec des récoltes généreuses. Il s’en suit un effondrement du marché et une crise de commercialisation renforcée par le fait que: «les cantons viticoles souffrent d’une image de profiteurs de guerre qui alimente le ressentiment d’une frange importante des marchands de vins et de leur clientèle».

Général Guisan

Deuxième Guerre Mondiale 1939–1945

 

Encore une fois, l’encerclement de la Suisse par les belligérants complique le travail des vignerons. Cette période, qui du point de vue de la qualité des millésimes connaît le pire comme le meilleur, voit aussi un développement spectaculaire de la viticulture valaisanne.

La germanophilie du général Wille pendant la Première Guerre Mondiale pousse le parlement à élire un officier romand, le vaudois Henri Guisan (1874–1960). Très apprécié des élites et de la population, Henri Guisan met en place le réduit national qui entend sacrifier les plaines du nord du pays pour organiser la résistance dans les Alpes, comme le proposait l’une des stratégies mise sur pied par l’état-major en 1917. Partisan d’un rapprochement avec la France, il s’oppose régulièrement à un autre vaudois, le Conseiller fédéral Pilet-Golaz, admirateur de l’Europe prônée par les puissances de l’Axe.

Une économie encadrée

«Le 11 août 1939 est introduit au niveau fédéral le premier statut du vin, soit une convention entre l’Etat et les principaux importateurs qui acceptent de prendre en charge, sur une base volontaire, du vin indigène en échange de droits prioritaires pour l’importation devins étrangers. Le volume à prendre en charge (jusqu’à 200 000 hl par année) et le prix que les importateurs doivent payer est décidé par l’Etat. En contrepartie, celui-ci s’engage à favoriser l’amélioration qualitative de la production indigène par la délimitation de zones viticoles, la limitation de la production de masse et en rendant obligatoire les déclarations de vendanges» peut-on lire dans la somme consacrée à l’histoire de la vigne et du vin en Valais. Trois semaines plus tard, les troupes allemandes attaquent la Pologne et ces négociations sectorielles seront ajournées de six ans. La mobilisation des hommes, des chevaux et des véhicules, peu de temps avant les vendanges, pose des problèmes évidents de logistique. Cernée par les belligérants, la Suisse tente de limiter sa dépendance en développant le Plan Wahlen qui oblige les cantons à regagner des terres arables. Les travaux sont exécutés par des Suisses, civils et militaires, mais aussi par des réfugiés et des soldats internés. Les professionnels de la vigne sont touchés par ces mesures puisque la main-d’œuvre devient plus difficile à trouver, mais, en compensation, une partie de la reconstitution du vignoble est réalisée par ces ouvriers réquisitionnés. Des produits nécessaires à la culture de la vigne, comme le raphia (tiré d’un palmier) utilisé pour attacher les vignes, le sucre, indispensable pour la chaptalisation mais strictement rationné, ou le verre (les bouteilles prennent pendant les années de guerre une teinte bleutée, car certains métaux utilisés comme colorant ne sont plus disponibles) deviennent introuvables. De la même manière, le carburant est rationné et les cave qui utilisent des véhicules à moteur doivent justifier l’utilisation de la benzine. Les chercheurs notent que l’augmentation des frais de production et les complications administratives vont de pair avec une hausse générale de la consommation de vin par les soldats mobilisés. Ce qui explique que les importations comme la production indigène augmentent de manière régulière pendant tout le conflit.

Millésimes de guerre, du pire au meilleur

Le millésime 1945 est souvent considéré comme le meilleur millésime du 20e siècle. Certains producteurs de Dézaley conservent d’ailleurs (bien cachés) quelques flacons de cette année mythique. Ce que l’on sait moins, c’est que 1939 mérite peut-être le titre de plus mauvaise année du siècle. Dans son article sur la phénologie du Chasselas qui recense les observations des vignes de Pully de 1925 à nos jours, Jean-Laurent Spring indique que 1939 cumule les valeurs records: une véraison très tardive (le 20 septembre, soit plus d’un mois plus tard que la moyenne) et des teneurs en sucre misérables (43° Oechslés) contre une moyenne de 68° sur la totalité des observations réalisées chaque année le 20 septembre. Le scientifique ajoute que cette très mauvaise année constitue le point de bascule entre deux cycles climatiques. «La période allant de 1925 à 1939 se caractérise par des floraisons tardives et des débuts de véraison très tardives. En moyenne, le Chasselas n’a commencé à fleurir que le 22 juin, et la maturation n’a débuté que les tout derniers jours d’août (28 août). Par contre, au commencement des années quarante, un changement radical s’opère qui se prolonge jusqu’au début des années cinquante. Les floraisons et les véraisons deviennent généralement très précoces. La date moyenne du début de floraison se situe au 5 juin, et celle du début de véraison au 6 août.» Le caractère exceptionnel du millésime 1939 est renforcé par les vendanges qui se déroulent en partie sous la neige. Les archives du Domaine de Sarraux-Dessous à La Côte contiennent un article montrant un militaire poussant un charriot rempli de raisin dans une neige abondante. Le texte explicatif – écrit en 1969 par Pierre Izard – raconte que sa section faisait halte en octobre dans une forêt alentour. Des nuages viennent obscurcir le ciel et déversèrent soixante centimètres de neige fraîche sur les ceps surchargés de raisin. Le capitaine décida alors de louer ses hommes non affectés à des missions essentielles aux viticulteurs de la région.

La destruction de l’unique colonie suisse

En 1822, sur la recommandation de son secrétaire vaudois Frédéric-César de La Harpe, le tsar Alexandre 1er de Russie invite des colons suisses en Bessarabie sur les rives de la Mer Noire. Bien que sujets du tsar, les volontaires vaudois qui bénéficient d’un certain nombre de privilèges resteront citoyens suisses. Cette spécificité permet à Chabag de mériter le titre de colonie helvétique. Jusqu’à la première guerre mondiale, les allées et venues entre les rives du Léman et de la Mer Noire sont fréquentes. En 1919, Chabag entre dans le giron de la Roumanie. Vingt ans plus tard, la région est promise par Hitler à son allié Staline qui s’en empare en juin 1940. L’Armée Rouge déporte ou exécute la plupart des non-russophones (Moldave, Allemands, Suisses). Lorsque se termine la lune de miel entre socialistes nationalistes et soviétiques, la Roumanie choisit le camp de l’Allemagne, ce qui lui permet de récupérer la Bessarabie en 1941. Trois ans plus tard, les Soviétiques occupent à nouveau la région qui est intégrée dans la République Socialiste d’Ukraine (devenue indépendante en 1991). Popularisée par le livre d’Olivier Grivat, «Les vignerons suisses du tsar», l’histoire des colons helvétiques se termine tragiquement puisque ceux qui n’ont pas fui les troupes de Staline ont quasiment tous péri en déportation.

L’âge d’or de Provins

En 1929, le canton du Valais soutient la création de caves coopératives pour sortir le vignoble du marasme économique dans lequel il se débat. Provins naîtra de cette volonté politique. Les 1160 sociétaires de la fondation sont rejoints par de nouveaux propriétaires au fur et à mesure que l’entreprise s’affirme sur le marché valaisan, puis helvétique. En 1940, on compte selon l’ «Histoire de la Vigne et du Vin en Valais» «2088 sociétaires, encavant plus de six millions et demi de litres de vin. Des caves annexes à Saint-Léonard (1943), Charrat-Fully (1943), Granges (1944), Saint-Pierre de Clages (1946) et Conthey (1947) permettent de compléter les possibilités d’encavage et de vinification. Avec la création de ces cinq caves secondaires, la capacité de Provins passe à plus de douze millions de litres.» L’ouvrage précise que «l’un des buts des coopératives est l’amélioration de la viticulture et de l’œnologie. […] Les sociétaires doivent se plier à un certain nombre de contraintes qualitatives: des vendanges mûres, pures – c’est-à-dire sans mélange de cépages – saines et représentant au moins la qualité moyenne de la récolte du parchet dans lequel les vignes consignées sont situées.» La création de zones viticoles et l’introduction de caissettes en bois, qui remplacent les brantes, comme la limitation de la chaptalisation, qui sous-entend la mise en place de sondages et d’un paiement basé sur le degré Oechslés, font partie de cette politique qualitative. En Valais, comme dans le reste de la Suisse, les prix de la récolte progressent tout au long des années de guerre. En 1938, le vignoble valaisan a généré à peine six millions de francs à cause d’une récolte très faible (à peine huit millions de litres alors que le prix du kilo de la vendange est de 74 centimes le kilo). En 1945, on atteint les 17 millions de litres pour un prix du raisin qui a presque doublé (1.32 francs). Le vignoble valaisan génère alors un chiffre d’affaires de 21 millions de francs. Et nous sommes loin du record de 1944, qui grâce à une grosse récolte (28 millions de litres) à généré un chiffre d’affaires de 31,5 millions de francs. A noter que ces statistiques, des approximations de l’Office cantonal de la viticulture, ne prennent en compte ni les quantités vinifiées pour usage personnel, ni le vrac livré directement aux cafés et restaurants. 1946 est encore une très bonne année pour le vignoble, qu’il soit valaisan ou helvétique, mais ce millésime marque aussi l’abrogation de certaines clauses de protection pour les produits indigènes et le retour en force des importations. En 1944, la Suisse avait importé pour 44 millions de francs de vin en vrac, en 1945 pour 89 millions, alors que l’anne suivante, on atteint les 150 millions de francs. Bien entendu la valeur du raisin se met à baisser et, en Valais, il ne regagnera un prix supérieur à 1.50 le kilo que vingt ans plus tard. Afin de hausser le niveau de qualité de ses produits phares et d’anticiper les difficultés dues à ce renforcement de la concurrence, le directeur de Provins, Joseph Michaud, met en place le Concours de la capsule dorée qui, en échange de paiements plus importants, impose des contrôles à la vigne.

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