Viticulture

Le retour des hybrides?

Texte: Alexandre Truffer

  • Malgré l’arsenal législatif 
développé à partir des années 1930 contre les hybrides producteurs directs, ceux-ci 
couvraient 30% du vignoble français en 1958.

La volonté générale de limiter les produits phytosanitaires et les progrès de la génétique vont-ils provoquer, dans un horizon de vingt ans, un réencépagement massif du vignoble européen? Voici les principaux arguments en faveur de ce scénario de moins en moins improbable.

L’océan Atlantique et le désert de Gobi constituent les principales barrières naturelles qui ont permis le développement d’espèces différentes de vitacées. La vigne européenne, Vitis vinifera, a ainsi évolué différemment de ses cousines américaines ou asiatiques. L’homme et ses pérégrinations ont inversé la donne. Les Européens ont emporté des plants de leur continent d’origine dans toutes les régions qu’ils ont colonisées. Si l’adaptation n’a pas posé de problèmes dans de nombreux pays, les cépages introduits en Amérique du Nord n’ont jamais réussi à s’implanter. La faute au froid, et surtout aux ravageurs locaux: l’oïdium, le mildiou, le black rot et le phylloxéra. Toutefois, avant de succomber, certains plants ont pu se reproduire avec des Vitis locales, qui avaient développé des résistances au fil des siècles. L’hybridation constitue donc à l’origine une problématique exclusivement américaine, qui se reflète dans le nom des premiers cépages hybrides: Alexander (1816), Clinton (1821), Noah (1869) ou Othello (1859).

Une nouvelle ère

En 1845, l’oïdium traverse l’Atlantique et s’installe en Angleterre, puis se diffuse dans le reste de l’Europe. Les producteurs prennent conscience que la viticulture vient de changer de façon radicale. Deux chemins s’offrent à eux: combattre ce champignon par la lutte chimique ou utiliser des variétés résistantes. Des variétés américaines sont alors testées. Si rendements et résistance au parasite s’avèrent intéressants, les notes foxées des descendants de Vitis labrusca sont rédhibitoires. Les chercheurs européennes se lancent à leur tour dans l’hybridation. Avec l’arrivée du phylloxéra (1863) et du mildiou (1875), les hybrides producteurs directs (résistants naturellement à ces trois principaux ravageurs) connaissent un boom spectaculaire. Les centaines de variétés créées par les agronomes de toute l’Europe s’implantent de manière durable. En 1930, on compte 15% d’hybrides producteurs directs dans le vignoble français. Néanmoins, ils ne font de loin pas l’unanimité. Les premières législations sur les appellations dans l’Hexagone écartent ces variétés des cépages susceptibles d’obtenir une AOC. En 1935, six hybrides accusés de développer des goûts foxés et de contenir des doses importantes de méthanol (Jacquez, Clinton, Isabelle, Othello, Herbemont et Noah) sont interdits de plantation. Vingt ans plus tard, leur arrachage sera rendu obligatoire (1953) et leur commercialisation interdite (1956). Cet arsenal législatif semble n’avoir qu’un impact limité puisqu’en 1958, on comptait 400 000 hectares d’hybride (30% du vignoble) dans l’Hexagone.

Le malaise de la chimie

Le développement de pesticides peu coûteux et facile d’utilisation va pousser certains pays viticoles à privilégier la lutte chimique sur le développement de variétés résistantes, pour lesquelles la recherche tombe presque au point mort à l’exception de quelques instituts d’Allemagne et d’Europe de l’Est. A partir des années 1980, certaines voix se font entendre contre l’utilisation des produits phytosanitaires. Maladies des personnes qui les manipulent, problèmes de pollution des sols, effets secondaires indésirables, résistances accrues des ravageurs, impact à long terme sur la santé humaine deviennent des thèmes qui gagnent en importance chez les professionnels, puis dans le grand public et auprès des politiques. En réaction, deux courants de pensée émergent. D’un côté, ceux qui prônent l’agriculture biologique, de l’autre ceux qui veulent relancer la production d’hybrides. Conscients des limitations du bio (multiplication du nombre de traitements, efficacité réduite en cas de pluviosité extrême et persistance du cuivre dans les sols), plusieurs instituts de recherche viticole, parmi lesquels l’Agroscope de Changins, ont remis depuis deux décennies la recherche sur les variétés résistantes au sommet de leurs priorités. Plus important encore, ces démarches sont soutenues par la Champagne et le Bordelais. Deux régions française qui ont le pouvoir et les moyens de faire revenir les hybrides sur le devant de la scène viticole.

Ravageurs vs résistants

Importés des Etats-Unis dans la deuxième moitié du 19e siècle, plusieurs ravageurs ont presque anéanti le vignoble européen. Si le phylloxéra est contenu grâce au greffage des plants européens, les maladies fongiques ou cryptogamiques sont responsables de la quasi-totalité des traitements utilisés en viticulture.

Oïdium

Champignon microscopique de la famille des Ascomycètes, l’Erysiphe necator est responsable de l’oïdium de la vigne. Parasite des vignes américaines et vierges sur lesquelles il cause peu de dégâts, l’oïdium débarque en Angleterre en 1845. Il traverse rapidement la Manche et s’étend de manière fulgurante. Entre 1850 et 1854, la production du vignoble français est divisée par quatre. Par bonheur, deux ans plus tard l’agronome français Henri Marès établit les premiers plans de lutte par poudrage de soufre. Ceux-ci permettent de lutter efficacement contre ce ravageur qui s’attaque au feuillage comme aux grappes.

Phylloxéra

Insecte minuscule originaire de l’est des Etats-Unis, le phylloxéra est un ravageur complexe qui se reproduit à la fois de manière sexuée et par parthénogénèse (transformation d’un ovule en adulte sans intervention de matériel génétique masculin). Une partie des larves de cet hyménoptère minuscule s’installe sur les racines de la vigne qu’elle parasite. En suçant la sève, elles vont créer des boursouflures qui s’infectent et causent la mort du cep en trois ans. Vers 1860, ce nuisible traverse l’Atlantique et s’installe à Pujaut dans le Gard. Quinze ans plus tard, poussé par le vent et les échanges commerciaux, on le retrouve au Portugal, en Gironde, dans la Vallée du Rhône, en Suisse (1871 à Prégny-Chambésy), en Allemagne, en Autriche et en Australie. A l’exception du Chili, préservé par ses barrières naturelles, les cinq continents sont aujourd’hui infestés par ce ravageur qui a anéanti presque tous les vignobles qu’il a colonisé jusqu’à ce qu’on règle le problème en greffant les Vitis européennes sur des porte-greffe de vigne américaine naturellement résistante.

Mildiou

Nom générique de maladies cryptogamiques (dues à l’action d’un champignon) qui attaquent de nombreux végétaux, le mildiou peut prendre des proportions dévastatrices lorsqu’il touche la vigne, la pomme de terre ou la tomate. Le mildiou de la pomme de terre serait ainsi l’un des responsables de la Grande Famine irlandaise du milieu du 19e siècle qui aurait fait près d’un million de victimes. Le mildiou de la vigne (Plasmopora viticola) est lui un hôte endémique des vignes américaines. En 1878, il fait son apparition dans les vignobles européens. Après la France, il colonise l’Italie, puis la Suisse. Appréciant les températures douces et les précipitations abondantes, le mildiou attaque principalement le feuillage de la vigne, mais peut aussi toucher les baies du raisin occasionnant, s’il n’est pas traité, d’importantes pertes de récolte.

Black rot

Comme l’oïdium, le black rot est transmis par un champignon de type Ascomycète, le Guignardia bidwellii. Importé d’Outre-Atlantique en 1885, il pose surtout des problèmes dans les régions humides et chaudes. Relativement sous contrôle pendant des décennies grâce à l’utilisation de fongicides puissants contre le mildiou, il a connu des résurgences importantes ces dernières années et fait partie des menaces prises de plus en plus au sérieux par les professionnels.

Histoire de la résistance

S’il existe plusieurs milliers d’hybrides, ces variétés résistantes n’occupent à l’heure actuelle qu’à peine 1% du vignoble mondial. Certains de ces cépages créés par l’homme ont joué, ou joueront peut-être, un rôle notable dans la viticulture. Voici leur histoire:

Alexander

Le plus ancien hybride américain recensé semble avoir disparu du vignoble mondial. Enfant naturel de Vitis labrusca et de Vitis vinifera, cette variété aurait été, selon l’ouvrage de référence «Wine Grapes», découvert dans les bois près de Philadelphie par un jardinier, John Alexander. Après avoir connu un développement important à la toute fin du 18e siècle, il sera supplanté par des concurrents plus résistants aux maladies cryptogamiques.

Baco Blanc

Création de François Baco, un instituteur féru de viticulture, il est né d’un croisement entre le Noah et la Folle Blanche. Cépage traditionnel utilisé pour la distillation des Cognac et des Armagnac jusqu’à l’apparition du phylloxéra, il est l’unique hybrique à pouvoir être utilisé dans une AOC française (Armagnac). Malgré cette autorisation, ses surfaces apparaissent en nette diminution puisque les 20 000 hectares recensés en 1968 sont tombés à moins de mille au début de cette décennie.

Bronner

Obtention de l’institut allemande de Fribourg- en-Breisgau, le Bronner a été créé en 1975. Baptisé en l’honneur de l’ampélographe Johann Bronner, cet hybride est un croisement complexe de Merzling et de Geisenheim 6494 qui contient des gènes de résistance en provenance de vignes américaines (Vitis rupestris et Vitis lincecumii) et asiatiques (Vitis amurensis). Autorisé en Allemagne et en Belgique, il est le parent du Divico et de l’IRAC 2060, les hybrides de première génération développés par Changins.

Cabernet Jura

Avec près d’une trentaine d’hectares recensés en Suisse, le Cabernet Jura est le plus connu des hybrides obtenus par Valentin Blattner. Etabli à Soyhères, dans le canton du Jura, cet «électron libre» crée des hybrides depuis 1991. Selon «Cépages suisses» de José Vouillamoz, on lui doit quelques 35 hybrides résistants (souvent nés de parents inconnus de l’obtenteur lui-même) cultivés en Suisse et dans des pays comme les Pays-Bas, la Thaïlande ou encore la Nouvelle-Zélande.

Divico

Croisement de Gamaret et de Bronner obtenu en 1996 par Jean-Laurent Spring, cet hybride multi-résistant a été officiellement présenté en 2013. Offrant une résistance élevée aux principales maladies fongiques (mildiou, oïdium et pourriture grise), il ne nécessite pas, ou très peu, de produits phytosanitaires. Recensé sur 4 hectares en 2017, il suscite un intérêt certain dans le vignoble et devrait voir ses surfaces augmenter rapidement.

Isabella

Hybride historique, ce cépage aurait été découvert au début du 19e siècle par une certaine Isabella Gibbs dans l’est des Etats-Unis. De parents inconnus, ce croisement naturel de Vitis labrusca et de Vitis vinifera fait partie des plants résistants les plus plantés. Interdit en France en 1935, il couvre des surfaces importantes en Amérique latine, au Brésil surtout, et dans les anciennes républiques d’URSS. Il donne aussi naissance au Fragolino de Vénétie et survit sur 1,4 hectares dans le canton du Tessin.

IRAC 2060

Frère du Divico, l’IRAC 2060 est un cépage blanc dont les parents sont le Divico et le Bronner. En cours d’homologation, cette variété multirésistante recevra un nom commercialement plus adapté au cours de l’année 2018. Offrant une aromatique proche du Müller-Thurgau, ce nouveau-né d’Agroscope Changins-Wädenswill pourrait intéresser en priorité les vignerons alémaniques.

Johanniter

Couvrant près d’une vingtaine d’hectares en Suisse, le Johanniter fait partie des hybrides créés à Fribourg-en-Brisgau. Riesling, Chasselas et Pinot Gris font partie de ses ancêtres tout comme diverses Vitis résistantes. Présentant souvent des arômes d’agrumes ainsi qu’une légère sucrosité, ce cépage est connu du public helvétique grâce au Domaine La Capitaine de Begnins qui a remporté trois fois le Prix Bio Suisse du Grand Prix du Vin Suisse avec cette variété germanique.

Landal

Cultivé en petites quantités en France et aux Etats-Unis, cet hybride créé par Pierre Landot dans la première moitié du 20e siècle subsiste aussi de manière anecdotique dans le canton de Genève. Vinifié par quelques producteurs qui en tirent un rouge souple et facile à boire, cette curiosité rappelle que la Suisse a aussi, au début du siècle précédent, abrité de larges surfaces d’hybrides producteurs directs avant que ceux-ci ne soient remplacés par des variétés européennes.

Noah

Hybride emblématique créé en 1896, le Noah possède des ancêtres du côté de Vitis riparis et Vitis labrusca. Sa diffusion sera aussi large que rapide, tout comme sa chute d’ailleurs. Avec le Clinton, l’Herbemont, l’Isabella, le Jacquez et l’Othello, il fait partie des variétés prohibées en 1935 en France pour cause, selon la version officielle, du taux trop élevé de méthanol. En réalité, la mesure aurait surtout eu pour objectif de contrôler la surproduction de l’époque.

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