Interview Jean-Claude Vaucher

«Notre grand défi: perpétuer la vigne dans les meilleures zones!»

Interview: Alexandre Truffer

Président directeur général du Groupe Schenk et Gouverneur du Guillon, Jean-Claude Vaucher possède une vision inégalée du marché indigène et international du vin. Nous lui avons demandé quelles étaient les grandes orientations et les principaux défis de la viticulture.

Quel est le point d’équilibre du vignoble mondial?
Historiquement le marché mondial était surproducteur, mais avec les deux petites récoltes précédentes, on s’est retrouvé en insuffisance d’offre. Ce qui a poussé à une augmentation des prix sur certains marchés, en Italie notamment. Il faut rester prudent en regardant les statistiques de l’Organisation Internationale du Vin (OIV). Celle-ci parle de 270 à 280 millions d’hectolitres de production et de 240 à 245 millions d’hectolitres de consommation, mais une part non négligeable du raisin (30 à 35 millions d’hectolitres) part dans des produits industriels, comme l’alcool médical, ou est transformé en boissons (vermouth, Cognac, Armagnac) non comptabilisées dans la consommation de vin.

 

En publiant ses dernières statistiques, l’OIV a mis en avant le développement du vignoble chinois. Chance ou danger?
La Chine possède désormais le deuxième plus grand vignoble du monde après l’Espagne et a dépassé la France. C’est une évolution spectaculaire, mais qui ne nous inquiète pas outre mesure. Selon nos informations, l’Empire du Milieu n’a pas de velléités de produire pour exporter. Ils cherchent plutôt à satisfaire une demande intérieure galopante ainsi qu’à limiter les importations. Cette politique peut pénaliser certains exportateurs, mais les vins chinois ne vont pas inonder les marchés traditionnels, car leurs frais de production – dus entre autres aux nécessités d’irrigation et aux risques de gel – ne sont pas particulièrement bas et ils sont pénalisés par des coûts de transport importants.

 

On parle beaucoup du changement climatique. Là encore, chance ou danger?
C’est une évolution qu’on constate de façon empirique. Dans tous les pays, on voit une montée du degré alcoolique des vins. Cette augmentation peut avoir aussi des causes œnologiques comme une chaptalisation ou une recherche de la surmaturation des raisins pour obtenir un style de vin plus adapté au goût de certains prescripteurs ou du public. Tout le monde parle de vins plus légers, mais ce discours ne se traduit pas dans la réalité. A la dégustation, les gens préfèrent les vins avec un taux d’alcool élevé, car ils sont plus ronds, plus expressifs et plus onctueux. De toute façon, la question de la teneur en alcool des vins peut être réglée à la vigne, par une plus grande précocité des vendanges, par exemple.

 

Certains pays s’entichent de vins aromatisés (des vins auxquels sont ajoutés du sirop de fruits ou du café). Doit-on y voir une manière d’attirer de nouveaux consommateurs ou est-ce un problème?
Il y a sans conteste une cannibalisation. On le voit tout particulièrement en Allemagne avec le Hugo (un cocktail à base de vin vendu en bouteille et qui titre 6% d’alcool), devenu très tendance. La baisse de la consommation de vin a été immédiate.

 

Le vin va-t-il adopter les mêmes normes d’étiquetage que les autres aliments?
Depuis que je suis dans le métier, les normes d’étiquetage n’ont fait que se compliquer, sans forcément augmenter la qualité du vin. Au niveau du vin, l’UE prévoit, pour 2016 déjà, l’indication du nombre de calories, ainsi que, peutêtre, la composition. En ce qui concerne la liste des ingrédients du vin, rien de très compliqué: du raisin, un peu de sucre éventuellement, ainsi que du SO2. Ensuite c’est terminé, car les produits œnologiques qui ne restent pas dans le vin – comme les produits de collage – ne doivent pas être mentionnés. C’est ce qui s’est passé avec l’obligation d’indiquer la présence d’allergènes (lait, œufs utilisés pour des collages). On ne voit que très rarement cette mention, car ils sont indétectables. Il faut tout de même savoir qu’on parle de quantités insignifiantes: un demi-décilitre de lait maigre pour cent litres de vin blanc. Une fois que le produit a précipité, il ne reste presque rien dans une bouteille. Au final, on complique la tâche des producteurs sans apporter un plus au consommateur.

 

Peut-on imaginer que la législation suisse diffère des normes européennes?
Une fois qu’une législation devient européenne, la Suisse ne réfléchit pratiquement plus et la reprend de façon systématique. On l’a vu avec les normes concernant les allergènes, qui sont un peu ridicules. La prochaine mention à orner les bouteilles sera sans doute le pictogramme concernant les femmes enceintes. Pour l’heure, il n’est exigé que par la France, mais l’UE songe à le rendre obligatoire dans toute l’Union.

 

Comment va évoluer la viticulture?
Je pense qu’on va vers une viticulture qui nécessite moins de main-d’œuvre. On va continuer à voir des vignes plantées plus largement avec moins de souches à l’hectare. Là où c’est possible, on se dirige vers une mécanisation plus poussée. De plus, le réchauffement permet de compenser en partie le fait qu’on ait moins de pieds à l’hectare et qu’on demande plus à la plante. On connaît déjà ce genre de viticulture dans les plaines du Veneto où on trouve des cultures intensives à l’hectare qui nécessitent 100 heures de travail par an, soit dix fois moins qu’à Lavaux. On ne va pas copier cela à Chambertin ou à Château Latour, mais la tendance à vouloir des prix toujours plus compétitifs pousse à cette intensification de la viticulture. La différence entre vins courants et vins haut de gamme va toujours plus s’intensifier.

 

Le bio est-il une voie à suivre?
Oui, à condition que les coûts de production restent au même niveau que ceux de la viticulture traditionnelle. Une des principales différences entre viticulture bio et protection intégrée consiste en la possibilité ou non d’utiliser des herbicides de surface. Or la gestion de l’herbe, qui doit être présente pour limiter l’érosion mais sans trop faire concurrence à la vigne, représente une partie très importante du travail en culture bio et donc augmente les coûts de production.

 

Peut-on définir de grandes lignes relatives aux modes de consommation?
On connaît quelques tendances, mais difficile de savoir si on parle de long terme ou non. On constate que le marché des mousseux n’arrête pas d’augmenter. Au niveau mondial, les rosés et les blancs sont aussi en progression au détriment des rouges, mais la hausse est moins forte que pour les effervescents.

 

Le marché mondial apparaît donc à l’inverse du vignoble suisse qui produit désormais plus de rouge?
Le marché suisse a toujours été atypique, du fait surtout que les Suisses ont toujours été de très importants consommateurs de vin blanc bu hors des repas, alors que le reste de la planète ne boit qu’à table.

«Aujourd’hui, au prix actuel du raisin et sans autres débouchés que le marché intérieur, le vignoble suisse est trop grand.»

Comme ces habitudes changent, le blanc a perdu en importance. Cependant, il faut faire très attention avec la plantation de rouge, car la Suisse possède d’abord et surtout des terroirs à blancs. On peut faire de très beaux vins rouges, mais ceux-ci seront toujours concurrencés par des crus étrangers. Nos vins de dimension internationale sont blancs: le Chasselas en premier, mais aussi le Savagnin Blanc, la Petite Arvine, le Pinot Gris. S’il faut se battre à l’international, ces cépages ont une chance. A l’inverse, même pour une très belle Syrah du Valais, il sera difficile de régater contre une Syrah des Côtesdu- Rhône qui, à qualité similaire, coûte cinq fois moins cher à produire.

 

Dans ces conditions, un vignoble de 15 000 hectares est-il viable?
Cela dépend de la production à l’hectare… Il vaut mieux un vignoble de 12 000 hectares où tout le monde vit très bien, plutôt que 15 000 hectares et des producteurs qui souffrent. Aujourd’hui, au prix actuel du raisin et sans autre débouchés que le marché intérieur, le vignoble est trop grand. On peut imaginer d’abaisser encore les quotas, mais le bénéfice qualitatif ne compensera pas l’augmentation des coûts. On revient sur la dualité entre vins haut de gamme et vins courants. Entermes de qualité, un Chasselas romand est tout à fait au niveau, voire meilleur, qu’un blanc étranger de gamme similaire, mais il est trois fois plus cher.

 

Quel est le prix moyen du vin sur le marché international?
En moyenne, on parle de 2,5 à 3 euros la bouteille. Et on parle de moyenne, donc la moitié des vins sont vendus moins chers. En Suisse, faire du Chasselas romand à moins de quatre francs la bouteille ne permet pas de payer correctement le producteur. Le vin suisse doit donc se battre dans les catégories Premium (entre 2,5 et 9 euros) et Ultra Premium (plus de 9 euros). Dans ces conditions, pour revenir à la question précédente, je crains que 15 000 hectares ne soient un peu trop.

 

Et si des hectares disparaissent, quels seront les perdants?
Le Tessin a trouvé un excellent système avec son cépage unique décliné en deux versions, un rouge de qualité, et un blanc tendance, qui concentre les lots un peu moins qualitatifs. De plus, la viticulture est, au Tessin, plus extensive qu’en Suisse romande, avec des parchets plantés à 2 ou 3000 pieds à l’hectare contre 8 à 9000 dans les bonnes zones de Romandie. D’un point de vue général, les petits vignobles de Suisse – Grisons, Vully, Zurich, Argovie – se portent très bien, car ils sont entourés d’un bassin de population important et n’ont pas besoin «d’exporter» leurs vins. On verra sans doute un léger agrandissement des surfaces de vigne dans les petites régions couplé à une baisse dans les cantons du Valais, de Vaud et de Genève.

 

Quel futur pour les vignerons «du dimanche»?
Les particuliers qui cultivent quelques ares et les vendent à des coopératives ou du négoce vont fortement diminuer. D’abord parce qu’ils ne vinifient pas, mais vendent du raisin, dont le prix au kilo reste très modeste. De plus, les nouvelles générations ont en général une rémunération confortable et n’ont pas besoin de travailler la vigne le week-end pour mettre du beurre dans les épinards. Les vignerons «du dimanche» continueront à exister, mais la viticulture va encore se professionnaliser.

 

Se dirige-t-on aussi vers une concentration chez les professionnels?
Cela dépend de la possibilité de mécanisation. Si elle est importante, les économies le sont aussi. Sinon, les coûts de main-d’œuvre – qui représentent tout de même 70% des frais de production – augmentent en proportion de la surface.

 

Peut-on encore améliorer la mécanisation du vignoble suisse?
Théoriquement, on pourrait agrandir certaines terrasses, créer des chemins d’accès à des zones reculées, mais ces aménagements se heurtent souvent à des oppositions fortes. Avec l’hélicoptère, on dispose d’un outil idéal pour la viticulture de montagne. Ainsi, pour les traitements et la récolte, la voie des airs coûte moins cher et se révèle moins dangereuse que le transport à dos d’hommes. Mais on se retrouve confronté à un discours «puriste», qui veut, ainsi, bannir l’hélicoptère pour les traitements.

 

A-t-on bien fait de copier le système français des AOC plutôt que de s’inspirer d’un système allemand, basé sur le taux de sucre à la vendange, ou un espagnol, basé sur le vieillissement?
La France, malgré ses problèmes, reste une référence mondiale et sait valoriser sa production mieux que nul autre pays. Le choix de base était donc correct. En Suisse, l’erreur a été de donner trop de pouvoir aux cantons. On arrive désormais à une hyper segmentation. Un vignoble aussi petit divisé en 26 systèmes différents ayant chacun une législation différente est une aberration. Un cadre fédéral plus contraignant clarifierait à mon avis les choses pour les consommateurs et même pour les producteurs. Il faut se souvenir que le vignoble suisse ne vend que 100 à 120 millions de bouteilles par an, alors le consommateur devrait pouvoir s’y retrouver. Un certain regroupement autour de la croix suisse me paraîtrait une bonne idée.

 

La faible rémunération du raisin met elle en péril le patrimoine viticole?
C’est un des grands défis de la viticulture suisse: pouvoir perpétuer la viticulture dans les meilleures zones. Aujourd’hui, si une catastrophe arrive et que plusieurs murs tombent, les vignerons n’ont souvent plus les moyens de réparer. Sans mur l’exploitation s’avère impossible, mais la construction ou la consolidation de murs n’amène aucune augmentation du chiffre d’affaires et n’a pas d’incidence sur les marges, c’est donc un problème préoccupant. Idem pour les bâtiments historiques, qui coûtent très cher. On a vu cette situation dans les Cinque Terre, un vignoble qui a presque disparu malgré son inscription au patrimoine de l’Unesco. Là-bas, si un mur tombe, la production s’arrête définitivement.

 

La question des contrôles a beaucoup fait débat ces derniers temps. Quelles nouvelles sur ce front?
Le vignoble suisse est le plus contrôlé au monde. Nos sociétés à l’étranger sont aussi inspectées, mais une fois tous les dix ans, en moyenne. En Suisse, une grande cave comme la nôtre est contrôlée tous les ans. Quant aux vins importés de l’Union Européenne, ils ne connaissent depuis quelques années plus aucune vérification des autorités sur le plan sanitaire. Les grandes entreprises importatrices – Coop, Bataillard, Schenk – font leurs propres tests, par contre il existe des milliers de petits importateurs dont on ne connaît pas les standards. Quand on voit l’ampleur des scandales récents qui ont touché les Brunello ou les châteaux bordelais en Asie, cela remet en perspective les problèmes qu’on a pu avoir en Suisse.

 

Qu’en est-il du marché alémanique?
Nous sommes très satisfaits de la Suisse romande, qui s’est écartée des crus étrangers pour revenir vers des vins locaux. En Suisse alémanique, par contre, les blancs d’Autriche et d’Allemagne nous font une forte concurrence. Plus on va vers l’est, pire c’est. Berne est mieux que Zurich, qui est mieux que Saint-Gall.

 

Un taux légal de 0,0% – déjà en place pour les jeunes conducteurs et les professionnels – se met petit à petit en place. Comment va réagir la branche?
On risque plutôt de voir une baisse par paliers. Toute la branche va monter aux barricades, mais il est très compliqué de se profiler sur ces sujets, car des bienpensants vous accusent alors de n’avoir aucune sensibilité pour les victimes de la route. Soyons très clair, c’est un sujet tabou! D’abord, parce qu’il n’y a rien de précis dans le pipe-line. Ensuite, car ce serait une catastrophe pour la consommation. Avec la sévérité exagérée des autorités, les habitudes modernes de mobilité et la faible offre de transports publics dans les régions viticoles, une telle mesure traumatiserait toute la population et la chute de la consommation serait dramatique!

vinum+

Continuer la lecture?

Cet article est exclusivement
destiné à nos abonnés.

J'ai déjà un abonnement
VINUM.

Je souhaite bénéficier des avantages exclusifs.