La viticulture bio a le vent en poupe

Le bio donne le ton de l’année viticole suisse 2021

Texte: Thomas Vaterlaus, Alexandre Truffer-Jobé | Publié : 22 juin 2022


Dans une année 2021 marquée par la forte pression des maladies fongiques, les vignerons bio ont dû, comme tous leurs collègues, se battre pour parvenir à vendanger une récolte historiquement faible. Notre dossier consacré au vin bio suisse revient sur ce millésime très difficile, mais propose aussi une sélection de remarquables cuvées arborant le label «bourgeon» de Bio Suisse.

Les trois interlocuteurs rencontrés pour ce dossier viennent de régions viticoles différentes. Ils ont vécu ce millésime 2021 de manières très diverses. Un point commun les rassemble toutefois: tous ont remporté le titre de «Vigneron Bio Suisse de l’Année», lors de l’un des précédents Concours Vin Bio Suisse organisé par le magazine VINUM, sous le patronage de Bio Suisse. Ces professionnels renommés nous parlent d’une année qui les a forcés à se réinventer, mais qui n’entame pas leur confiance dans le mode de production biologique qu’ils ont choisi et qui leur permet de produire, y compris par vent contraire, des vins de très haut niveau.

Valais: beau pays, mais sec!

Du gel, qui a durement frappé le Cornalin, une fleur difficile, dont a surtout pâti le Chasselas, ici commercialisé sous l’appellation Fendant, et du mildiou comme jamais: la Cave Caloz a pu encaver à peine 40% d’une année normale. Sandrine Caloz, Vigneronne Bio Suisse en 2019, explique que: «il a fallu beaucoup s’investir afin de pouvoir contenir les infections fongiques. Nous nous sommes rendu compte de l’importance de pouvoir traiter tout le domaine en une seule journée, car à la différence des autres années, nous n’avions souvent qu’une fenêtre de temps très limitée entre deux épisodes de pluies. Nous avons aussi constaté que le plus important n’était pas tellement le produit utilisé, mais la capacité ou non à traiter l’intégralité du domaine dans la période favorable.» Pour la récolte aussi, l’équipe a été renforcée afin de pouvoir trier ce qui devait l’être. «Nous avons engagé beaucoup de monde pour les vendanges, qui ont duré beaucoup plus longtemps que d’habitude, car nous n’avions jamais rentré de raisins touchés par le mildiou», précise Sandrine, qui est devenu maman pour la quatrième fois en 2021. «Comme il y a peu de littérature sur la vinification de raisins mildiousés, il a fallu avancer quelque peu à l’instinct à la cave,» confirme celle qui parle d’un millésime «très intéressant sur les blancs, mais plutôt limité sur les rouges. De plus, je ne suis pas convaincue que l’on puisse dire au client de cacher ces bouteilles au fond de la cave, car elles seront fantastiques dans vingt ans.»

Construite dans les années 1960 par le grand-père de Sandrine, la cave est aujourd’hui sous-dimensionnée par rapport au sept hectares désormais travaillés par la famille. «Notre grand problème est que nous ne vendons aujourd’hui quasiment que du millésime 2021 et sommes donc exposés aux aléas d’un unique millésime», poursuit la vigneronne qui ajoute avoir un projet de construction d’un local pour les machines agricoles et le stockage des vins. «Les démarches administratives sont en cours depuis deux ans, mais entre la paperasse et les oppositions, tout prend beaucoup de temps.» En attendant, Sandrine Caloz a pris la décision de ne participer à aucune manifestation, car la «quasi-totalité de nos vins seront vendus fin juin.» Par contre, elle entend prendre part à certains concours, notamment le Grand Prix du Vin Suisse. «Nous sommes conscients que les bons résultats enregistrés dans ces compétitions nous ont permis de développer fortement notre notoriété et nous ne serions sans doute pas où nous en sommes aujourd’hui sans eux. Participer, même en période compliquée, est une manière de montrer notre soutien aux organisateurs qui font beaucoup pour le vin suisse.»

Un millésime qui a fait transpirer

Au Domaine de Miolan, chez le «Vigneron Bio Suisse 2021», on confirme que 2021 a été un millésime exigeant qui a été perturbé par le gel et le mildiou. «Toute la saison a été compliquée, ce qui explique que nous avons encavé une petite récolte», confie Bertrand Favre. Le producteur genevois ajoute que les surprises n’ont pas manqué: «le Merlot, réputé pour sa sensibilité, a bien tiré son épingle du jeu tandis que le Chasselas, qui n’est pas supposé craindre particulièrement le mildiou, a été attaqué par ce champignon après le 15 août, alors que nous avions déjà limité la récolte.» Comme ses collègues valaisans et vaudois, notre professionnel émet quelques réserves sur les rouges «qui n’auront pas le volume et le charme des 2020 ou même des 2019» et se déclare optimiste pour les blancs «qui ont de la fraîcheur, de la tension et un beau potentiel aromatique. On s’approche sans doute de millésimes tels que 2002 ou 2004, qui ont donné des vins croquants et sapides.» Si Bertrand Favre avoue que 2021 «l’a fait beaucoup transpirer», il se réjouit de présenter ces vins plutôt racés et élégants à une clientèle qui semble «être moins attirée par les vins sucrés et opulents. Nous avons de plus en plus de gens qui réclament des vins plus secs, plus tendus et plus digestes qui affichent des taux d’alcool plus raisonnables. Soit le profil type de nos vins du millésime 2021...»

Piégé par l’expérience

Millésime 2021

Les chiffres de l’Office fédéral de l’Agriculture parlent d’eux-mêmes. Selon les fonctionnaires de la Confédération, la vendange 2021 dépasse à peine les 60 millions de litres, soit 22,5 millions de litres de moins qu’en 2020, qui était loin d’être une année record. C’est la plus faible récolte depuis 65 ans. En effet, en 1957, la vendange n’avait été que de 41 millions de litres. Ces chiffres s’expliquent par des conditions météorologiques très défavorables pour la vigne.
Le mois d’avril, le plus froid depuis vingt ans, a connu des épisodes de gel qui ont fortement touché certaines régions, notamment le Valais. Le printemps froid et maussade a perturbé la période essentielle de la fleur. L’arrivé d’un été, particulièrement frais et humide a favorisé deux maladies cryptogamiques: le mildiou et l’oïdium.
Ajoutez des épisodes de grêle, des orages, quelques pluies diluviennes sur un fond de pandémie et vous obtenez la photographie d’un millésime tardif que tous les vignerons qualifient de «très compliqué» malgré un automne plutôt clément.

Reynald Parmelin collectionne les trophées bio dans les concours régionaux et nationaux. Célèbre pour ses bouteilles bleues, le producteur de La Côte a été le premier vigneron vaudois à obtenir le label Bio Suisse. Une certification qui date d’une époque que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître et où les concepts de développement durable et de réchauffement climatique étaient ignorés du grand public. Depuis 1994, beaucoup de choses ont changé, mais les orientations prises par le propriétaire du Domaine La Capitaine, à Begnins, ont payé. Son espace d’accueil, face au Léman et au Mont-Blanc, faisait salle comble tous les week-ends jusqu’à ce que la pandémie vienne tout chambouler. «Tout avait bien commencé, jusqu’à ce que la météo commence à se dérégler», explique cet œnologue qui confirme que, si La Côte s’en est plutôt bien tirée par rapport à d’autres régions, les disparités entre villages et même dans les parcelles sont énormes. «À Begnins, nous avons eu des orages venus du Jura qui ont amené plus de pluie et des attaques de mildiou ayant provoqué entre 10% et 40% de perte de récolte. À Gilly, deux kilomètres plus loin, nous avons fait une récolte presque normale.» Ce producteur a été impressionné par les différences rencontrées dans une même parcelle: «il suffit qu’il y ait un petit replat où l’eau reste à stagner un peu plus longtemps et la virulence des attaques peut doubler, voire tripler.» Avec le recul, ce pionnier de l’agriculture biologique estime avoir été quelque peu victime de son expérience. «J’ai fait une douzaine de traitements pendant l’année et j’aurais sans doute dû en faire trois de plus. Avec le temps, j’ai appris à limiter les produits et à espacer les phases de traitements. Malheureusement, ce qui a fonctionné lors des vingt dernières années ne s’est pas avéré suffisant en 2021. En théorie, il faut renouveler un traitement après vingt millimètres de pluie. En ce qui me concerne, j’ai pris l’habitude de laisser tomber jusqu’à trente, voire trente-cinq millimètres avant de recommencer à traiter.» Au final, le bilan reste satisfaisant du point de vue de la quantité encavée et se révèle plutôt positif sur le plan qualitatif: «Nous avons des blancs de très bonne qualité. En ce qui concerne les cépages rouges, c’est un peu plus difficile, mais comme nous vendons pas mal de vins en barrique avec un an de décalage, nos clients peuvent apprécier à l’heure actuelle des 2020 très avenants.» Producteur bio emblématique, le Domaine La Capitaine est aussi un pionnier de l’œnotourisme. «Nous avons eu de la chance avec le calendrier, confie Reynald Parmelin, car nous avions prévu de faire des travaux importants dans les espaces d’accueil et le permis de construire est arrivé juste avant la pandémie. Nous avons donc profité des fermetures imposées pour réaliser les transformations planifiées.

Bon, durable, bio!

Un nombre croissant de domaines renommés de Suisse alémanique travaillent en bio. Dans la Bündner Herrschaft en particulier, le bio devient la norme pour les meilleurs vins. Les vignerons suisses allemands font, par ailleurs, le choix de cultiver des variétés résistantes et de mettre en place des concepts innovants qui permettent de construire une viticulture durable.

Après une année 2021 catastrophique marquée par le gel, la grêle, la pourriture et les champignons, de nombreuses voix se sont élevées pour prédire la déliquescence de la viticulture bio suisse alémanique. Et pourtant, il s’avère aujourd’hui qu’il n’en est rien. Les analyses montrent que les vignerons bio, même des cantons les plus touchés, comme Zurich, Thurgovie ou Schaffhouse, n’ont pas perdu plus de raisin que leurs collègues du secteur conventionnel. Les écarts de pertes constatés entre les domaines étaient en majorité liés aux particularités météorologiques locales, et non au mode de culture pratiqué. Il y a donc de bonnes chances que la tendance vers l’agriculture biologique contrôlée se poursuive dans les années à venir. Dans la Bündner Herrschaft par exemple, on assiste à une véritable vague de conversions. Le village vigneron de Malans est depuis près de trente ans un bastion de la viticulture biologique grâce à des pionniers, comme Louis Liesch, Clavadetscher ou Boner & Rasi. Et depuis le passage récent au bio de grands domaines renommés, tels que Fromm, Wegelin ou Ueli und Jürg Liesch, Malans est, pour ainsi dire, devenu la capitale de la viticulture bio alémanique.

Les pionniers du bio donnent le la

Il en va de même pour la petite ville saint-galloise de Walenstadt, située à trente kilomètres de là. Plus de 60% des quinze hectares de vigne sont cultivés en bio. Et comme les trois vignerons installés sur la commune sont déjà convertis, Walenstadt est aujourd’hui la seule bourgade viticole de Suisse à ne mettre que des vins bio en bouteilles. Une performance impressionnante au vu des conditions climatiques. Sur la rive est du lac de Walenstadt, il fait certes presque aussi chaud que dans les Grisons ou en Valais, mais c’est sans compter un niveau de précipitations très élevé (1400 millimètres par an et par mètre carré). Toutefois, ces dernières années, la viticulture bio a montré de façon saisissante que ce mode de culture est gage de grands vins même dans ces conditions. Deux anciens domaines prestigieux, à savoir Schlossgut Bachtobel à Weinfelden en Thurgovie et Weingut Pircher à Eglisau dans le canton de Zurich, produisent désormais leur raisin selon les règles de l’agriculture biologique contrôlée.

Le domaine de Karin et de Roland Lenz, situé à Iselisberg en Thurgovie, joue, quant à lui, un rôle unique de pionnier. Le couple y élève sur 26 hectares des vins d’excellente qualité, ainsi que des vins de table sapides et fruités destinés à une jeune génération d’épicuriens. Nos vignerons innovants se séparent désormais de leurs cépages classiques pour les remplacer par des variétés résistantes. Ils ne cessent d’expérimenter aux côtés du pépiniériste renommé Valentin Blattner avec de nouveaux cépages toujours moins sensibles aux maladies fongiques qui ne nécessitent aucun produit phytosanitaire. Le couple a «sacrifié» plus de 15% de ses vignes pour créer des points chauds et de vastes zones de compensation écologique, et ainsi transformer son vignoble en un écosystème capable de s’autoréguler sans intrant artificiel. Son installation photovoltaïque, quant à elle, génère plus d’énergie que le domaine en a besoin depuis des années. C’est pourquoi, aux yeux de nombreux spécialistes et de beaucoup d’amateurs, cette exploitation de Thurgovie fait figure de «domaine viticole de demain».

Le visionnaire: Roland Lenz

Le vigneron thurgovien Roland Lenz a une idée précise de ce à quoi le domaine du futur doit ressembler. Il doit être «bio»,
mais pas que!

L’histoire millénaire de la viticulture suisse a vu émerger de nouveaux cépages et en disparaître d’autres. Pour Roland Lenz, pionnier de la viticulture bio, aujourd’hui âgé de 52 ans, installé à Iselisberg en Thurgovie, il est clair que nous nous trouvons une fois encore à l’aube d’une nouvelle ère. «Les nouveaux cépages résistants présentent des avantages si évidents et la pression politique en faveur d’une agriculture sans pesticides est si forte que ces nouvelles variétés robustes s’imposeront à moyen terme», affirme ce vigneron bio innovant, qui ne cultive plus que ces variétés sur ses 26,5 ha de vigne. En effet, elles ne nécessitent ni produit phytosanitaire de synthèse, ni cuivre. Roland Lenz ne procède qu’à deux traitements à base de bicarbonate de soude et d’argile. Il a une vision claire du vignoble parfait. Différents cépages résistants poussent ensemble, ce qui réduit considérablement leur vulnérabilité aux maladies, aux nuisibles ou aux champignons. En parallèle, ces pieds de vigne associés à de nombreux bosquets de noyers et d’arbres fruitiers forment un biotope unique. C’est donc la fin du vignoble sous la forme de monoculture: la vigne fait désormais partie d’un écosystème autonome qui donne un raisin mûr et savoureux.

L’essor du bio romand

Vigneron dans le Vully et membre du comité de Bio Suisse, Cédric Guillod se réjouit du dynamisme que connaît la viticulture bio en Suisse romande.

Interrogé sur l’évolution du vignoble helvétique bio, ce vigneron certifié depuis 2017, répond que: «les statistiques montrent qu’à la fin de 2021, 2150 hectares de vignoble étaient, en Suisse, travaillés selon les normes du bio fédéral, de Bio Suisse ou du label Demeter. L’évolution sur quinze ans est tout simplement phénoménale.» En ce qui concerne l’année 2021, le producteur fribourgeois estime que «en effet, on aurait pu craindre que les conditions météorologiques compliquées de l’année qui vient de se terminer aient freiné les vocations. Toutefois, il faut préciser que les difficultés climatiques ont tendance à se suivre, même si elles ne se ressemblent pas. Au final, ces complications ne semblent pas décourager les producteurs à faire le pas en direction de l’agriculture biologique, comme le montrent nos cours à la reconversion, qui ont connu un grand succès en ce début d’année.» Autre point réjouissant, la demande pour les vins affichant le label Bio Bourgeon ne semble pas faiblir: «nos partenaires du commerce confirment la demande continue pour les produits bio labellisés, car les consommateurs reconnaissent dans le bourgeon un label qualitatif.»