Sur les bords de la Mer Noire

Colonies suisses en russie tsariste

Texte: Alexandre Truffer, Photos: m.à.d.

Colonies suisses en russie tsariste

Il y a deux siècles, des vignerons vaudois quittaient Lavaux en espérant trouver des meilleures conditions de vie sur les bords de la Mer Noire. Ils créeront une colonie viticole, Chabag. Certains de leurs descendants joueront un rôle important dans le développement du vignoble et de la viticulture russe, tandis que d’autres s’illustreront en Australie. Deux cents ans après le départ des colons de Chabag, leur épopée, encore mal connue, demeure la plus folle aventure des vignerons helvétiques.

Tout commence en 1815. L’Europe commence à panser les plaies causées par les guerres napoléoniennes. À l’autre bout de la planète, un événement extraordinaire va bouleverser le destin de millions de personnes. Du 5 au 15avril, le Tambora, un volcan de la péninsule indonésienne, crache des milliards de tonnes de cendres, de rocs et de lave en fusion. Cette éruption, estimée à huit fois celle du Vésuve, tue près de 100000personnes dans ce qui est alors les Indes orientales néerlandaises. Mais surtout, le nuage de cendres qui stagne dans la stratosphère est tel qu’il provoque un hiver volcanique. 1816 est ainsi appelée «l’année sans été.» Les récoltes sont misérables, il neige dans des régions tropicales et il gèle en été. L’Europe vit au rythme de la famine et des émeutes. Cette situation poussera de nombreux Suisses à émigrer dans les années suivantes. Beaucoup partent en Amérique du Sud, certains optent pour l’Océanie et quelques-uns se décident pour l’Empire russe.

La Russie: un vainqueur généreux

Vainqueur de Napoléon Bonaparte, le tsar de toutes les Russies, Alexandre Ier, a eu pour précepteur le Vaudois Frédéric-César de Laharpe. Ce dernier, qui reste l’un de ses conseillers politique, lui propose de faire venir des vignerons suisses pour travailler les vignes dans la Bessarabie, une région prise aux Ottomans en 1812. Le tsar accorde donc aux Suisses qui viendraient s’établir à Chabag des avantages importants: liberté de religion, exemption de tout impôt pendant dix ans et dispense du service militaire (qui dure à l’époque 25ans). Surtout, chaque famille de colon reçoit 60déciatines de terres cultivables, soit un peu plus de 65hectares. Le 13août1820, des vignerons du Lavaux chargent une personnalité de Vevey, Louis-Vincent Tardent d’aller reconnaître le terrain. Vigneron, aventurier, érudit – il tissera des liens avec Pestalozzi comme avec Pouchkine – ce personnage revient enthousiasmé des bords du liman (une lagune spécifique du Bas-Danube) du Dniestr.

Un siècle d’empire

Le 18 juin 1822, Vevey, six «chefs de famille» signent une convention qui règle le fonctionnement de la future colonie. Ce document prévoit la création d’une Municipalité et d’un conseil général composé de tous les membres de la colonie de plus de 23ans dès l’arrivée à Chabag. Il stipule que chaque famille doit emporter une Bible et une carabine. Il précise que les domestiques suisses qui auront servi à satisfaction pendant six ans pourront devenir, s’il se marient, membre de plein droit de la colonie. Enfin, ne seront acceptés comme futurs colons que «tout Suisse reconnu honnête et bon agriculteur ou pouvant être utile par quelque art à la communauté». Un mois plus tard, un cortège d’une trentaine de personnes – dont la moitié se compose d’enfants – quitte Vevey pour un périple de quelque 2500kilomètres. Les premières années se révèlent assez difficiles: les voies de communication sont peu praticables, l’administration tsariste se révèle aussi tatillonne qu’ubuesque. Et lorsque les embûches initiales semblent surmontées, la petite communauté vaudoise doit faire face à la peste, ramenée par les armées russes logées dans le village lors de la guerre de 1828-1829 contre les Ottomans. Fidèle à leur devise «Ora et labores», les colons vaudois prient et travaillent. Selon des documents ukrainiens les 52Suisses de Chabag possédaient 104000ceps de vigne en 1825. Ils en cultivaient 200000une génération plus tard et les petits-enfants des fondateurs soignaient près de trois millions de plants. Des vignerons se distinguent à l’instar de Charles (ou Karl) Tardent. Celui-ci crée divers cépages et est reconnu comme l’une des autorités russes en matière de viticulture et de vinification. On peut aussi citer Daniel Dogny, spécialiste de l’élaboration d’effervescents, dont la réputation dépasse les frontières de l’Empire russe. L’abolition du servage (1861) et la suppression des avantages accordés par AlexandreIer (1871) transforment la colonie viticole helvétique en une commune russe peuplée de Suisses. Pendant un demi-siècle, Chabag prospère malgré les soubresauts de l’Empire tsariste. Certains colons décident pourtant de quitter la Russie. En 1885, une vingtaine de colons de Chabag débarquent à Sydney. D’autres préfèrent tenter leur chance sur le continent américain. Le plus célèbre de ces exilés est Henry Tardent. Né aux Ormonts en 1853, arrivé à Chabag en 1872, il accoste à Brisbane en 1887 et devient directeur de la première ferme d’État du Queensland dix ans plus tard. Proche du premier travailliste à devenir premier ministre, ce correspondant de la Gazette de Lausanne et de divers journaux australiens décédé en 1929 aura une influence non négligeable sur la rédaction de la constitution australienne. Plusieurs rues à Canberra et dans le Queensland portent aujourd’hui son nom.

Une génération en Roumanie

Le traité de Versailles du 28 juin 1919 rétrocède la Bessarabie à la Roumanie. Chabag devient Şaba. Si la colonie helvétique échappe aux atrocités de la guerre civile et de l’Holodomor (l’extermination par la faim orchestrée par le régime soviétique qui fera plusieurs millions de victimes en Ukraine), la fermeture du marché russe signifie la fin de la prospérité. Vingt et un ans plus tard jour pour jour, l’Armée rouge entre dans Chabag. Les Suisses ont reçu un télégramme lapidaire des autorités consulaires helvétiques en fin de soirée: «Faites vos valises!» Certains partent pour Bucarest, d’autres ont suivi les colons allemands de Bessarabie (autorisés à rentrer dans le Reich suite à la signature du Pacte germano-soviétique de 1939), les plus avisés rentrent en Suisse. Toutefois, la guerre est loin d’être terminée. La belle amitié officialisée par Molotov et Ribbentrop est rompue en 1941 et la Roumanie, alliée de l’Axe, reconquiert la Bessarabie. En janvier 1942, le gouvernement du roi Michel annonce que «les réfugiés suisses de Bessarabie peuvent rejoindre librement leurs foyers». Une année plus tard, on recense à nouveau 140habitants dans un village qui a énormément souffert des combats et des pillages. L’épopée vaudoise connaîtra son point final en août 1944 lorsque les troupes soviétiques font leur retour sur les rives du Dniestr. La plupart des ressortissants helvétiques reviennent en Suisse «plus pauvres que leurs aïeux n’étaient partis jadis», tandis que beaucoup de ceux qui n’ont pas pu ou pas choisi de faire leurs valises connaîtront la déportation. Le rideau de fer s’entrouvre en 1988 lorsque qu’un groupe d’anciens habitants de Chabag revient à la «cave départ», pour citer les mots d’Olivier Grivat, journaliste et auteur du livre «Les vignerons suisses du tsar» qui a largement inspiré cet article.

Quand la mémoire devient légende

Les vignes plantées par les colons vaudois sont aujourd’hui travaillées par l’entreprise ukrainienne Shabo, qui affiche fièrement «depuis 1822» sur son logo. Le domaine de la famille Iukuridze accueille d’ailleurs un musée moderne qui raconte l’histoire de ces vignerons vaudois ayant quitté les bords du lac Léman pour faire du vin sur les rives de la mer Noire. En Suisse, le souvenir de Chabag est porté par des descendants de ces colons. Un monument aux vignerons a notamment été installé à Chexbres. Il devrait être au cœur des célébrations prévues pour le bicentenaire de la colonie helvétique agendé pour 2022. Cette date marquera aussi sans doute la fin de la Société Chabag, constituée pour perpétuer les liens entre les émigrés revenus au pays. En automne 2020, Gertrude Zwicky Forney expliquait que: «Aujourd’hui, les gens qui ont connu Chabag sont soit morts, soit trop âgés pour voyager. Chabag est une histoire terminée!» Née en 1932 dans la colonie helvétique, elle quittera Chabag en 1940. Le retour en Suisse de celle qui est sans doute la dernière des «vignerons suisses du tsar» à pouvoir parler de la colonie de Chabag passera par la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, la Slovénie et l’Autriche. Il a été relaté dans un article paru dans «Le Guillon» d’automne 2020.

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