Âme suisse, terre russe

Russie

Texte: Alexandre Truffer, Photo: m.à.d.

En deux décennies, le Domaine Burnier, créé par un vigneron fribourgeois et sa femme d’origine russe, est devenu l’une des caves en vue du vignoble de la Fédération de Russie. Ce domaine sur les contreforts du Caucase est l’héritier d’une longue tradition de vignerons helvétiques qui ont tenté leur chance dans ce qui était autrefois l’Empire russe. La révolution bolchevique et la création d’un état communiste a balayé ces aventures viticoles qui ne subsistent que dans la mémoire de quelques descendants de ces audacieux aventuriers partis cultiver de la vigne aux marches orientales de l’Europe.

En octobre 2018, le Krasnostop de Renaud et Marina Burnier remporte le titre de «meilleur vin autochtone russe» lors d’une compétition organisée dans un pays qu’on n’associe pas encore au vin. Pas encore, car la Russie - pays surtout connu pour produire des vins industriels de faible qualité souvent élaborés avec du vrac importé à vil prix d’Europe ou du Nouveau Monde – a décidé de combler son retard. Cette volonté se traduit aussi bien par la création d’une législation volontariste entrée en vigueur en juin 2020 qui interdit, entre autres, d’utiliser le terme de vin pour tout ce qui contient du vin étranger importé en vrac, que par l’adoption du russe par l’Organisation internationale de la Vigne et du Vin comme langue officielle (à égalité avec le français, l’anglais, l’italien, l’espagnol et l’allemand). En deux décennies, les choses ont beaucoup évolué! Le 14septembre1999, lorsque Renaud et Marina Burnier visitent pour la première fois des vignes au sud de la Fédération de Russie, la situation est tout simplement dramatique. «Nous avons été invités pour les vendanges par un institut de formation en viticulture et en œnologie, en clair le pendant régional de Changins», se souvient Marina Burnier. «Pour donner une idée de la façon dont la vigne et la vendange étaient maltraitées, disons simplement que l’une des professeures de l’école avait été autrefois invitée en Suisse. Elle pensait que les vignes qu’on lui avait montrées sur les rives du Léman n’étaient pas destinées à la vinification, mais qu’on ne les soignait aussi bien que pour impressionner les touristes.» «En Suisse, on aurait qualifié ces parcelles de vignes abandonnées», renchérit Renaud, «et pourtant, en goûtant une baie, j’ai été incroyablement surpris. Ces raisins étaient tout simplement excellents.» En découvrant la qualité exceptionnelle de ces raisins affichant un état sanitaire parfait alors que les vignes étaient quasiment en déshérence, ce vigneron du Vully fribourgeois comprend que la région offre un potentiel exceptionnel. Un constat qui n’est pas tout à fait une surprise: «Bien avant de rencontrer Marina, venue d’Union soviétique dans le cadre d’un échange universitaire, j’étais déjà attiré par la Russie. Mon arrière-grand-tante avait été gouvernante d’une famille aisée de Moscou avant la révolution. Elle nous racontait les vacances à la datcha autour de laquelle résonnait les hurlements des loups. Plus tard, à Changins, j’ai eu une discussion avec le professeur Maurice Mischler qui vantait les climats et les terroirs exceptionnels de la mer Noire.»

Le pari du Krasnostop

Lorsque Renaud et Marina Burnier fondent leur entreprise à Natouhaevskaya, sur les contreforts du Caucase, ils sont les premiers étrangers à s’installer dans la région. «À l’époque, personne ne croyait au vin russe», explique Marina Burnier. «Les restaurants de Moscou ou de Saint-Pétersbourg ne proposaient que des vins étrangers. Notre volonté de créer un vignoble au sud du pays était donc vue comme une entreprise excentrique d’étrangers exotiques.» L’administration locale ne leur facilite pas la tâche, mais le couple peut louer, puis, trois ans plus tard, acquérir un terrain de 200hectares. «C’était un vignoble abandonné depuis quinze ans. Comme nous n’avions aucune référence, nous avons planté plusieurs cépages: du Chardonnay, du Pinot Blanc, du Pinot Gris – qui pouvaient, si nécessaire, donner des vins secs, doux ou effervescents -, du Viognier, du Merlot ainsi que du Krasnostop. Le premier grain de raisin que j’avais goûté lors de notre voyage exploratoire était issu de cette variété que les gens méprisaient et qu’ils entendaient faire disparaître. Nous avons été les premiers à le replanter et, quinze ans plus tard, il nous permettait de remporter le premier prix lors du concours national.» Après 2003, les époux Burnier agrandissent petit à petit leur domaine. Ils effectuent de nouvelles plantations en 2005, 2006 et 2008. «Nous sommes à peu près à la même latitude que Bordeaux, ce qui explique que Cabernet Franc et Cabernet Sauvignon se comportent très bien dans la région», précise notre vigneron. Cette dernière étape, qui porte la superficie du vignoble à 50hectares, marque aussi le début de la construction de
la cave.

Le jardin des Tcherkesses

Entourées par la forêt, les vignes du domaine profitent du climat relativement sec et chaud de la région. Elles s’alignent sur des coteaux en pente douce orientés vers le sud-ouest qui se situent à une vingtaine de kilomètres de la mer. «Nous avons été frappés par la générosité de ce terroir», confirme Renaud Burnier. «Les barbues
plantées en mai 2003 atteignaient, en août, deux mètres de haut alors que nous n’avions pas prévu de les palisser avant la deuxième année. En quinze ans, ces terres n’ont jamais reçu d’engrais, tout simplement parce qu’il n’y en a pas besoin.» Cette munificence a titillé la curiosité de Marina Burnier. «Avant que les Russes ne conquièrent la région, celle-ci était habitée par les Tcherkesses (appelés aussi Adyguéens). Il semblerait qu’ils aient utilisées des techniques d’agriculture et d’arboriculture très avancées.» Si ce savoir-faire s’est perdu, notre duo se considère comme les héritiers de ce peuple à la main verte. «Nous avons acquis une terre pratiquement vierge», confirme notre interlocuteur qui précise n’utiliser ni herbicides, ni insecticides, ni traitement anti-pourriture et avoir passé le domaine en bio l’an dernier. «Nous avons une table de tri. Toutefois, celle-ci n’a pas pour but de séparer le raisin sain des grains gâtés, car nous n’avons jamais eu de pourriture, mais elle permet de faire tomber les insectes qui se cachent dans les grappes.»

Connu de Moscou à Montreux

Produisant quelque 200000bouteilles par an, le couple a commencé par exporter ses vins en Suisse. La qualité des crus produits était un problème en tant que tel, car les Russes ne croyaient pas qu’un vin local puisse atteindre un tel niveau. «Ils pensaient que nous avions ajouté du vin suisse pour le rendre meilleur», sourit Marina Burnier. Mais le plus handicapant reste la bureaucratie post-soviétique qui les empêchera de commercialiser leur production dans la Fédération de Russie jusqu’en 2013. Viendront ensuite les Jeux Olympiques de Sotchi, durant lesquels le domaine fourni le vin officiel de la Maison Suisse et le titre de meilleur vin autochtone russe, qui ouvriront les portes des établissements renommés de la Fédération de Russie. Malgré ce retour de balancier, la Suisse demeure le principal marché de ces vins du sud de la Russie. Ainsi, à Montreux, où habite l’auteur de cet article, le Krasnostop et le Chardonnay du Caucase sont presque aussi souvent à la carte des restaurants que le Chasselas et le Pinot Noir.

www.domaines-burnier.com

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