Le vieillissement du vin

DE L’AIR ET DES MYSTÈRES

Texte: Alexandre Truffer

Si tout le monde s’accorde à dire que les meilleures cuvées demandent plusieurs années de garde pour atteindre leur apogée, peu de gens savent quels phénomènes pilotent cette transformation qui reste, comme le montre cet article, assez mystérieuse.

Aforce d’entendre des professionnels rabâcher que le vin est vivant, on finirait par prendre ce slogan publicitaire pour argent comptant. Si votre boisson préférée possède une existence propre, comme un koala ou une fourmi, elle passe automatiquement par une phase de développement avant d’atteindre un âge «adulte» où elle se trouve à l’apogée de son potentiel avant de décliner petit à petit jusqu’à mourir. Sauf que l’analogie se révèle fausse, car, dans la réalité, le vin n’est pas vivant. Il n’est pas né, ne mourra pas et ne dispose d’aucune autonomie propre entre ces deux étapes fondamentales de l’existence. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’évolue pas… Une montagne s’érode, un glacier fond, avance ou recule, un volcan s’élève, mais ces éléments n’ont pourtant rien de vivant. Comme le rappelle Daniel Dufaux, président de l’Union Suisse des Œnologues, «le vin n’est qu’une étape d’un processus naturel qui transforme le moût de raisin en vinaigre. Il s’agit donc d’un produit instable, d’un point de vue chimique, qui possède des éléments oxydables que l’oxygène va attaquer.» «Pour que le vin devienne du vinaigre, il faut qu’il soit en contact avec des bactéries acétiques. Celles-ci sont présentes dans l’air et il suffit qu’une seule entre en contact avec le vin, dans une bouteille laissée ouverte par exemple, pour que le processus s’enclenche», précise Lionel Widmer, l’œnologue responsable des domaines de Marcelin, l’école de viticulture du canton de Vaud, avant de poursuivre: «Lorsque le vin est en bouteille, les microorganismes ne peuvent pas pénétrer, mais l’oxygène se fraye un passage et transforme les éléments constitutifs du vin tels que arômes et tanins».

Le soufre, un agent anti-âge

«Dans la plupart des cas, le soufre n’est pas là pour empêcher les microorganismes de se développer. Si un vin ne contient pas de sucre résiduel et qu’il a terminé sa fermentation malolactique, il n’y pas de risque de redémarrage de la fermentation», explique Lionel Widmer «par contre, il permet de pallier aux problèmes d’oxydation liés à la mise en bouteille. Une dose d’oxygène est neutralisée par quatre doses de soufre.» En effet, le vin, bien protégé durant l’élevage, entre en contact avec une importante quantité d’oxygène suite à la mise en bouteille. «Nous devons laisser un peu d’air dans le goulot, pour permettre au liquide de se dilater sous l’effet de la chaleur. Le vin à besoin de quelques semaines pour digérer cet oxygène. Pendant ce processus d’adaptation, il se révèle peu agréable à la dégustation: c’est ce qu’on appelle la casse de mise», explique l’œnologue. Lorsqu’on lui demande si l’on pourrait envisager de produire des vins sans sulfites à condition de limiter suffisamment le contact avec l’air lors de la mise en bouteille, Lionel Widmer reste prudent: «en théorie oui, mais il y a le problème de la conservation du vin. Si la bouteille change de température, le vin va se dilater (sous l’effet de la chaleur) ou se contracter. Dans le second cas, il va aspirer de l’air à travers le bouchon. A contrario, mon collègue Philippe Charrière a fait une expérience avec un Chasselas 2002 vinifié sans sulfites et mis en bouteille en limitant au maximum les contacts avec l’air. Conservé depuis douze ans en chambre froide, ce vin n’a presque pas bougé.» Et remplacer les sulfites, qui déplaisent tant à certains consommateurs, par un autre produit œnologique? «L’acide ascorbique, autrement dit la vitamine C, a le même effet que le soufre face à l’oxygène. On en trouve d’ailleurs en petite quantité dans le vin», confirme Lionel Widmer «mais il s’avère trop risqué de l’utiliser seul, car cette vitamine possède un potentiel maximum d’absorption de l’oxygène et si ce seuil est dépassé, elle renvoie dans le vin tout ce qu’elle a accumulé. Ce qui va causer une véritable catastrophe!»

La bataille des tanins

Tous les interlocuteurs interrogés admettent que le processus de vieillissement reste assez mal connu. «On maîtrise les techniques pour permettre à un vin de vieillir, mais pas vraiment les données théoriques du problème», admet Lionel Widmer «il existe des centaines d’éléments, parfois en quantités infimes, qui interagissent entre eux.» Parmi tous ces composants, les tanins jouent un rôle primordial. «L’oxygène réagit avec les tanins des vins rouges», poursuit l’œnologue de Marcelin: «quand ceux-ci sont dégradés par l’oxydation, ils précipitent, deviennent bruns et le vin se madérise». Daniel Dufaux confirme l’importance des tanins dans le potentiel de garde: «plus un rouge est tannique, plus il faudra du temps pour que ces composés soient brisés par l’oxygène. C’est pourquoi un producteur qui désire élaborer un vin de garde va chercher à concentrer ces éléments par des faibles rendements et des cuvaisons prolongées. En laissant les peaux, où se trouvent la majorité des tanins du raisin, macérer dans le moût, on extrait un maximum de ceux-ci. Ensuite, un élevage en barrique, va permettre d’ajouter dans le vin des tanins du bois. C’est le principe utilisé pour les assemblage bordelais: des cépages dotés d’une masse tannique importante, des élevages en barriques de plusieurs années et des cuvées dotées d’un potentiel de garde de plusieurs décennies.»

«D’un point de vue chimique, le vin est un produit instable qui possède des éléments oxydables que l’oxygène va attaquer.»

Daniel Dufaux, oenologue

Pourtant, les contre-exemples existent. Le Pinot Noir ou le Gamay possèdent un potentiel tannique plutôt réduit, mais les grands crus de Bourgogne ou du Beaujolais peuvent se conserver des décennies durant. «Le terroir joue sans aucun doute un rôle», déclare Daniel Dufaux «plus il s’avère favorable, plus il confère de la complexité au vin. Plus un vin apparaît complexe, mieux il vieillit.» Une vision confirmée par Lionel Widmer: «il existe différents types de tanins. Lorsque les molécules qui les composent forment des chaînes longues, les tanins apparaissent soyeux à la dégustation. Les chaînes courtes, par contre, donnent des tanins rêches et astringents. Il semble qu’il soit plus difficile pour l’oxygène de briser les chaînes longues que les autres, ce qui explique qu’un cépage puisse offrir un excellent potentiel de garde sans être très tannique. On peut le constater avec certains Gamay qui ont été travaillés par thermovinification. Cette méthode implique de chauffer le moût à plus de 60° pour extraire les tanins. Cela donne des crus d’une couleur très intense et très tanniques, mais qui s’oxydent très vite. A l’inverse, si l’on veut favoriser la création de chaînes longues, il faut mélanger tanins du vin et tanins de bois, par un élevage en barrique.»

Le mystère des blancs

Bien entendu, arrive la question des vins blancs: comment expliquer que certains Chasselas ou Silvaner peuvent s’apprécier après vingt ans, sans parler des liquoreux et des cuvées oxydatives qui peuvent souvent tenir plus d’un siècle? «A défaut de tanins, la pellicule des cépages blancs renferme des flavones, qui jouent un rôle équivalent. Ces éléments, qui confèrent leur couleur jaune au vin blanc, deviennent orange sous l’effet de l’oxydation», précise Lionel Widmer. Sauf que les vins blancs ne connaissent ni cuvaison, ni macération pelliculaire. Ce qui implique que les flavones ne sont pas extraits des raisins de la même manière que ne le sont les anthocyanes des rouges. On peut lire parfois que l’acidité offre aux blancs un certains potentiel de vieillissement, mais les analyses montrent que les taux d’acidité comme le pH restent relativement constants dans le temps. Quant au sucre et à l’alcool, s’ils contribuent à la conservation d’un vin lorsqu’ils sont présents à haute dose, l’inverse n’est pas vrai. Là encore, on peine quelque peu à comprendre toutes les subtilités d’un mécanisme qui permettra à une cuvée de défier les siècles tandis qu’une autre s’effondrera en quelques saisons.

Rien ne se crée, tout se transforme

«Il faut toujours avancer avec prudence lorsque l’on parle d’apogée d’un vin», nuance Daniel Dufaux «tout dépend de ce que l’on recherche et des goûts de chacun. En Suisse, les vieux Chasselas nous plaisent, mais ces notes lactées et ces arômes de cire d’abeille sont-ils vraiment appréciés en tant que tel ou participent-ils d’un usage culturel?» Richard Pfister, œnoparfumeur et œnologue, avance aussi un avis mitigé sur le vieillissement: «lorsque le vin évolue, le bouquet se simplifie. Il faut donc faire attention à ne pas garder trop longtemps les vins, car si les vieux millésimes offrent un témoignage intéressant sur le plan historique, d’un point de vue purement aromatique, ils perdent presque toujours en complexité.» Ce spécialiste de l’olfaction rappelle qu’on trouve entre 500 et 1000 molécules odorantes différentes dans un vin. Les senteurs qu’on perçoit dépendent donc de l’intensité de certains de ces arômes par rapport aux autres. Avec le temps, l’oxygène dégrade certaines de ces molécules odorantes et des fragances, qui étaient présentes, mais cachées par d’autres lorsque le vin était dans sa pleine jeunesse, deviennent dominantes. «En fait, les arômes typiques du vieillissement comme la truffe, le cuir ou la cire d’abeille sont des composés peu sensibles à l’oxydation. Parfois soufrés, ils peuvent aussi renforcer leur concentration en apparaissant suite à la dégradation d’autres arômes. Il existe aussi des molécules qui sont créées par la vinification, sans être décelables dans le raisin lui-même. Ainsi, le sotolon, responsable des arômes de noix typiques des vins oxydatifs comme le Vin Jaune, le Vin des Glacier ou le Xérès, résulte notamment de l’action des levures», déclare ce spécialiste de l’olfaction. Quand on lui demande s’il faut donc décanter un vieux millésime après l’avoir ouvert, Richard Pfister répond que «mieux vaut limiter l’oxydation, car il y a un risque non négligeable qu’un flacon âgé de plusieurs décennies perde tous ses arômes en quelques minutes» avant d’ajouter en rigolant «mais il y a beaucoup d’exceptions».

Le monde des très vieux vins

Combien de temps le vin peut-il vieillir? Après un ou plusieurs siècles de garde, le vin est-il encore du vin? Quelques éléments de réponse avec des cuvées centenaires de Suisse et du monde.

 

Une bouteille de 17 siècles

En 1867, des archéologues fouillent une tombe romaine aux environs de la localité de Speyer dans le Palatinat germanique. A côté des sarcophages d’un couple d’aristocrates romains, ils découvrent une collection de six bouteilles en verre dont l’une est encore à moitié remplie de liquide. Selon les analyses, ce survivant de l’Antiquité contient du vin dans lequel ont macéré des herbes aromatiques. Conservé dans un flacon de verre d’une contenance d’un litre et demi de couleur verdâtre, la «plus ancienne bouteille de vin au monde» est datée du 4e siècle après Jésus-Christ, soit entre 325 et 350 de notre ère. Selon les scientifiques, le vin s’est conservé parce qu’un bouchon naturel de colophane, un sous-produit de la résine de pin, s’est formé au fil des ans et a, en sus de la fermeture originelle en cire, protégé le liquide du monde extérieur. A noter que le Musée historique du Palatinat qui garde ce trésor se targue aussi de posséder «la plus vie bouteille allemande encore complètement remplie de vin». Trouvée en 1913, il s’agit d’un cru de 1687 provenant du vignoble Steinauer près de Naumbourg, en Saxe.

www.museum.speyer.de

 

Le millésime 1472

«Une très belle robe brillante, très ambrée, un nez puissant, très fin, d’une très grande complexité, des arômes rappelant la vanille, le miel, la cire, le camphre, les épices fines, la noisette et la liqueur de fruits», voici comment des œnologues ont décrit il y a vingt ans le millésime 1472 de la Cave historique des Hospices de Strasbourg. Considéré comme le plus vieux vin du monde encore buvable, ce cru d’un demi-millénaire dont il resterait un peu moins de 300 litres n’a été servi qu’à quatre reprises: en 1576, à des Zurichois venus conforter une alliance militaire entre les deux villes, en 1718, suite à la rénovation des locaux ravagé par un incendie deux ans auparavant, en 1868, à Frédéric Mistral et Victor Balaguer, et en 1944, lors de la libération de la ville par le général Leclerc. Construite entre 1393 et 1395, la Cave des Hospices avait cessé son activité au milieu du 20e siècle, mais celle-ci a été relancée à partir de 1995.

www.vins-des-hospices-de-strasbourg.fr

 

Le Glacier de 1886

La commune de Grimentz dans le Val d’Anniviers a toujours perpétué la tradition du Glacier, ce vin oxydatif à base de Rèze et de Marsanne Blanche qui était élevé dans des grands foudres de chêne. Travaillé selon la technique de la solera, ce blanc ne développe pas de voile de levures comme les vins jaunes, mais la part des anges qui s’évapore naturellement est scrupuleusement remplacée par du vin plus jeune. A l’heure actuelle, la Bourgeoisie de la commune possède plusieurs foudres de Glacier: le vin du tonneau le plus ancien (le fameux Tonneau de l’Evêque qui a été rempli en 1886) est complété par du vin tiré du deuxième tonneau le plus ancien (1888), dans lequel on transvase du vin du tonneau de 1934, à son tour rempli par du vin du tonneau de 1969 qui lui, reçoit le vin de l’année. A l’heure actuelle, le tonneau de 1886 contient encore quelques dizaines de litres de cette spécialité du Val d’Anniviers servie à de rares privilégiés lors d’occasions exceptionnelles.

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