Jancis Robinson

«Aujourd’hui, l’essentiel est en ligne»

Interview: Ursula Heinzelmann, photos: Jon Wyand

Les médias sociaux ont métamorphosé le journalisme du vin. A peine un vin est-il dégusté que son évaluation est publiée sur Twitter. Qu’est-ce que le consommateur tire de cette rapidité? Nous avons demandé l’avis de la plus célèbre «Master of Wine», qui est aussi journaliste spécialisée, et webmestre d’un site très populaire.

Jancis Robinson, vous êtes très active sur Twitter, où vous avez près de 200 000 abonnés. Quelle est l’origine de ce succès?
Laissez-moi vous raconter mon histoire avec Twitter. Comme beaucoup de personnes, j’ai commencé par beaucoup hésiter. Au final, je me suis décidée à me lancer. L’objectif était d’attirer l’attention sur mon site Internet. On était en mai 2009. A ma grande surprise, j’ai découvert que j’étais déjà inscrite sous @JancisRobinson. Etant amie avec le comédien Stephen Fry, je connais sa passion pour la technologie et la relation fusionnelle qu’il entretient avec Twitter. Je lui ai donc demandé de s’en occuper. Il ne s’est rien passé pendant un moment. Un dimanche matin pourtant, une pile incroyable de courriels m’attendaient, écrits par des personnes qui m’ont immédiatement suivie. L’affaire était réglée, il avait suffi à Stephen de tweeter à ses millions d’abonnés: «Follow Jancis!» C’était un début formidable. Et oui, Twitter m’amuse beaucoup. Il faut savoir synthétiser. C’est comme à la télévision: on ne dispose que de quelques secondes pour retenir l’essentiel. Il faut savoir utiliser les bons mots au bon moment. Comme dans un puzzle, il est impératif de trouver la pièce adéquate.

Cela semble un jeu d’enfant pour vous?
Mais cela a aussi ses limites. C’est tout un art de décider ce qu’on peut publier et ce qu’il ne faut pas exposer au grand public, notamment en ce qui concerne sa vie personnelle.

Le «Guardian» a récemment proposé un cours sur l’utilisation de Twitter. Facturé plus de cent livres sterling. Est-ce exagéré?
Pas du tout. Les réseaux sociaux ont métamorphosé la communication, y compris dans la sphère viticole. J’ai appris à utiliser Twitter, ainsi qu’à gérer des sites internet et je possède en outre une petite chaîne You- Tube. Mais je pense que le plus gros changement vient de la rapidité. Beaucoup de personnes partagent leurs impressions sur des vins avant même la fin de la dégustation. Le danger, c’est que certains prennent ce type de tweets pour argent comptant et qu’ils ne cherchent pas à connaître d’autres avis plus nuancés. Le rôle de gens comme moi est de recueillir les impressions et les commentaires de dégustations de centaines, voire de milliers de vins d’une même région, de les présenter dans le bon ordre ainsi que sous une forme adaptée pour pouvoir tirer des conclusions pertinentes. Il y aura toujours quelqu’un pour affirmer que tous les tweets de dégustation ont la même valeur. Bon nombre de journalistes professionnels ont peur d’être détrônés et ne sont pas tendres envers les amateurs. J’espère simplement que le bon grain sera séparé de l’ivraie et que les consommateurs continueront à faire la différence entre un commentaire sérieux qui s’appuie sur des années d’expérience et la première impression d’une personne lambda qui participe à la cinquième dégustation de sa vie.

Qui peut être considéré comme professionnel aujourd’hui?
Les personnes qui sont payées pour écrire des articles et/ou qui en ont fait leur activité principale. Je connais des gens qui disposent d’une rente extérieure et ont annoncé à leur employeur qu’ils accepteraient de renoncer à toute rémunération tant qu’ils pouvaient continuer à écrire sur le vin. Ces exemples montrent la précarité qui touche désormais le monde de l’édition.

Le site Wakawakawinerewiews.com décrit de manière acérée la façon dont de nombreux professionnels de la presse du vin n’ont pas su évoluer: une nomenklatura de critiques influents dictant leur opinion avec condescendance. Est-ce pertinent?
Si vous me considérez comme l’un de ces critiques de renom à l’ancienne, vous devez imaginer que j’ai peur des changements, mais je ne pense pas qu’il s’agisse de la bonne réaction à avoir. Selon moi, il faut vivre avec son temps et entretenir des contacts réguliers avec la génération suivante, et pas seulement à travers les réseaux sociaux. S’opposer à cette évolution constituerait une erreur fondamentale.

Vous parlez souvent de la démocratisation du vin, de la fin de ces petits groupes d’experts qui occupent le haut d’une pyramide escarpée. Nous éloignons-nous vraiment de ce système élitiste?
Tout à fait. Et c’est ce que j’ai toujours voulu: non pas imposer mon avis sur certains vins, mais aider les lecteurs à faire leurs propres choix. L’Amérique du Nord a fait de grands progrès dans ce sens. Après avoir adulé Robert Parker et le «Wine Spectator » pendant un moment, les amateurs américains ont suivi la direction opposée. Certains blogueurs se sont même montrés assez brutaux avec ces monstres sacrés, mais aujourd’hui les tensions se sont nettement apaisées. Peu importe que l’on soit pour ou contre Parker désormais, les avis des deux camps servent surtout de point de départ aux lecteurs qui peuvent s’en servir pour se forger leur propre opinion. C’est aussi un signe que la pyramide s’est aplatie.

Revenons-en à l’aspect financier et à la question de la rémunération des rédacteurs professionnels. Vous avez intégré un péage informatique à votre site Web, il s’agit d’une zone accessible uniquement aux membres payants. Qu’en pensez-vous avec le recul?
Le nombre de personnes prêtes à payer ne cesse d’augmenter. Je ne peux pas dire combien d’abonnés nous avons exactement aujourd’hui, mais grosso modo cela représente près de 50 000 personnes. Il est vrai que nous proposons chaque jour davantage de contenu pour un prix qui ne change par, car la concurrence est de plus en plus rude. Nous demandons 69 livres sterling pour un abonnement annuel (on peut aussi payer 6,99 livres sterling par mois) et cette cotisation n’a pas été augmentée depuis 2005. Au fil du temps, le site Web s’est enrichi, offrant une meilleure valeur ajoutée aux abonnés. Très bientôt, nous allons transformer en profondeur son habillage, ce qui constitue un gros investissement. Ce sera sans doute l’occasion pour revoir ce montant à la hausse.

Pensez-vous qu’il soit possible de mettre en place des financements participatifs? Selon la chanteuse Amanda Palmer qui plaide pour ce type de rémunération dans la musique, on suit sur Twitter les personnes que l’on aimerait connaître personnellement. Des gens que l’on serait enclin à aider financièrement.
Je suppose qu’il y a du vrai dans cette vision des choses. Je devrais peut-être envoyer plus souvent des tweets du genre: «Ô mon Dieu, qu’est-ce que j’ai travaillé dur aujourd’hui…» Je voudrais ajouter quelque chose concernant Twitter qui m’a beaucoup frappée. Il y a peu de temps, je me suis rendue dans une école au nord de Londres pour parler de réseaux sociaux et de carrière à une classe de terminale. J’ai expliqué à ces jeunes élèves à quel point je les enviais de pouvoir mieux comprendre les nouveaux médias que leurs prédécesseurs. Ils devraient en tirer parti dès maintenant. Je leur ai aussi demandé quel type de réseaux sociaux ils utilisaient au quotidien: aucun d’entre eux n’a cité Facebook, ils préféraient tous Twitter.

Pensez-vous que le vin devienne de plus en plus tendance chez les jeunes adultes?
Mes enfants, âgés aujourd’hui de 31, 29 et 22 ans, dédaignaient mon métier par le passé. «Pourquoi écris-tu tous ces livres que personne n’achète», me disaient-ils souvent. Aujourd’hui les choses ont évolué. Ils voudraient désormais que je fasse des conférences pour leurs amis et même que j’écrive un livre avec eux!

Voyez-vous un lien entre ce flux croissant d’informations horizontales qui circulent via les réseaux sociaux et la hausse du nombre de société créées par des vignerons qui diversifient leur activité?
Le vin est sans aucun doute à la mode et cela joue un rôle majeur. Pourtant je pense qu’il s’agit plus d’un phénomène de société que de l’effet des nouveaux médias. De fait, il est vrai que l’ancien système monolithique se diversifie de plus en plus et c’est pourquoi beaucoup de personnes osent aujourd’hui s’investir sur internet non seulement en tant que consommateur, mais aussi en tant que producteur. Grâce à l’explosion du commerce en ligne, à l’instar de l’édition à compte d’auteur, ces producteurs ne dépendent d’aucun intermédiaire.

On peut trouver une certaine ironie dans le fait que cette interview soit publiée dans un magazine imprimé... Comment voyez-vous l’avenir de la presse papier?
J’ai peur que les magazines imprimés ne soient les premiers supports traditionnels du vin à disparaître. Les livres trouveront toujours quelques partisans et il va sans dire que le modèle de l’édition à compte d’auteur est très tentant. Un projet comme l’Atlas mondial du vin nécessite une grosse équipe de collaborateurs, ainsi qu’une maison d’édition. En ce qui concerne le livre Wine Grapes, la situation est différente. Les livres électroniques ont entretemps fait leur apparition et, si c’était à refaire, cette énorme quantité d’informations sur les cépages aurait, de mon point de vue, plus eu sa place sur un site internet que dans un livre traditionnel.

Est-ce uniquement une question de support?
Oui. Pourtant j’admire les rares libraires qui ont survécu à l’arrivée du monde numérique. Il existe des parallèles frappants entre les négociants en vin et les libraires. Les deux ont pour office de guider le consommateur dans un magma confus de titres et d’étiquettes. L’acheteur va voir un professionnel de confiance pour avoir un conseil pertinent et lui demander: «Cette bouteille, ou ce livre, que vous m’avez proposé la dernière fois que je suis venu vous voir m’a convenu. Qu’est-ce que vous me recommandez aujourd’hui?»

Quel conseil vous donneriez-vous si vous deviez recommencer votre carrière professionnelle?
Je me conseillerais de tweeter et de tenir un blog. Le blog doit être bien écrit, un peu audacieux, au début plutôt révolté et plus distingué par la suite. Ce serait aussi une bonne idée de se spécialiser dans un domaine précis pour gagner en notoriété un peu plus rapidement. Je ne travaillerais certainement pas pour un journal, car cela n’a plus aucun sens à l’heure actuelle. Je publierais plutôt un livre en édition à compte d’auteur. Mais je pense que l’essentiel se passe en ligne. Je suivrais des milliers de personnes pour communiquer avec elles, partager des commentaires humoristiques et recommander les nouveaux vins en vogue...

Quel message sur la communication moderne voudriez-vous faire passer aux producteurs de vin?
Je n’ai pas de recette révolutionnaire. Le minimum syndical serait déjà que les producteurs mettent à jour leurs sites internet! Il va sans dire que ce serait formidable s’ils pouvaient fournir davantage d’informations spécifiques au lieu du couplet officiel fourni par leur service de presse et de la sempiternelle rengaine sur l’évaluation des millésimes. Je pense que les internautes apprécieraient davantage d’anecdotes sur le procédé de création des vins, sur la lutte contre le mildiou ou sur les autres aspects de leur activité professionnelle. Je pense que nous y gagnerions tous si la communication était un peu plus ouverte et authentique.

Et pour les amateurs de vin, quel conseil leur donneriez-vous en matière de médias sociaux?
Tout dépend de ce qu’ils recherchent. S’ils veulent des recommandations, ils devraient suivre des personnes qui partagent leurs découvertes sur Twitter. S’ils recherchent des informations, ils devraient se tourner vers des sources adaptées. Je porte un intérêt certain aux personnes spécialisées dans un tout autre domaine, mais qui s’intéressent aussi au vin, car les échanges via Twitter peuvent devenir vraiment passionnants. Les thèmes abordés sont alors beaucoup plus larges et profonds. Et si je ne travaillais pas dans le vin, j’apprécierais beaucoup des nouvelles applications comme «Delectable» ou «ViVino».

vinum+

Continuer la lecture?

Cet article est exclusivement
destiné à nos abonnés.

J'ai déjà un abonnement
VINUM.

Je souhaite bénéficier des avantages exclusifs.