VIN NATUREL

LES SECRETS DU VIN NATUREL

Texte: Thomas Vaterlaus, photos: Martin Hemmi

Vin orange, vin naturel, vin nu, vin RAW: ces vins affranchis des interventions humaines électrisent la scène viticole. Sommes-nous toutefois prêts à déguster un vin 100% naturel?

Agauche, des abricots secs qui ont été traités avec des sulfites. Ils se caractérisent par une robe orange presque artificielle et un goût «plus abricoté» que certains abricots frais. A droite, des abricots secs sans sulfites à la robe brune peu ragoûtante qui, s’ils conservent le goût du fruit, ont surtout un goût de compote ou de confiture. Ces abricots sans soufre sont-ils pour autant mauvais? Non, ils sont juste différents. Mais surtout, ils n’évoquent rien de ce que notre cerveau associe à la case gustative «abricot».

Rien ne souligne mieux l’influence du soufre comme conservateur que cet exemple des abricots secs. Il en va de même pour le vin. Le Chardonnay qui contient des sulfites nous séduit par sa robe jaune clair étincelante et son parfum d’agrumes. Le Chardonnay sans sulfites ajoutés lors d’une fermentation spontanée nous déconcerte au contraire par sa robe brun orangé, une couleur qui, selon les critères de notation officiels, devrait être pénalisée par un retrait de points. Au nez, rien ne rappelle le parfum typique du Chardonnay: le vin sent davantage les noix, la cire, le foin, la garrigue et la fleur d’oranger. Il va sans dire que les goûts et les arômes que nous apprécions ne sont ni naturels, ni divins, ni absolus. C’est le résultat d’un processus de développement culturel, voire de domestication, que chaque amateur de vin traverse. Nous avons tous appris à aimer le vin au travers du prisme des crus conventionnels. Et, au cours de ces dernières décennies, ces vins se sont peu à peu définis autour de leur fruité primaire. Ils évoquent de plus en plus le jus de baies non fermenté. Face au vin, nous ne valons pas mieux que nos enfants qui se jettent sur des yaourts aux forts arômes artificiels de fraise et délaissent les petits pots emplis de fraises fraîchement coupées. Nous cherchons inconsciemment la pêche dans le Viognier, la groseille dans le Sauvignon Blanc et la mûre dans le Cabernet. Ces arômes expressifs sont les plus intenses au moment de la vinification. Le soufre permet aux vignerons de conserver ces arômes primaires envoûtants au-delà de la première phase d’élaboration pour qu’ils persistent dans la verre une fois le vin mis en bouteille, vendu et ouvert par le consommateur.

Parfois, après avoir dégusté des dizaines et des dizaines de Sauvignon Blanc au nez puissant de groseille à maquereau, on finit par se lasser de cette palette aromatique primaire unidimensionnelle. Si vous en arrivez là, cela signifie que vous êtes prêt à passer au vin naturel sans ou avec peu de sulfites ajoutés. Les vins blancs soumis à une fermentation spontanée, comme ceux de Josko Gravner (Frioul) ou ceux de Roxanich (Istrie), développent un univers aromatique presque infini. C’est précisément ce qui rend ces vins si captivants.

Pas de doute: tout est de la faute du soufre, déjà utilisé par les maîtres de chai de la Rome antique. L’origine de la polémique actuelle semble elle plus récente. Depuis 2006, les vins contenant des sulfites doivent être déclarés comme tels dans l’UE. La mention «contient des sulfites» est venue rappeler aux amateurs de vin que celui-ci n’était pas le simple résultat d’une fermentation de raisins, comme on aimait à le croire, ni que les règles qui président à son élaboration se basent sur un «Rheinheitsgebot», un «règlement de la pureté» utilisé par les brasseurs germaniques.

Mesures de précaution paranoïaques

L’utilisation de sulfites fait aujourd’hui figure de dernier bastion d’une philosophie de culture et d’élevage qui voudrait faire du vin un produit industriel stérile en appliquant des mesures de précaution paranoïaques. Il y a encore trente ans, les instituts de recherche et les centres de formation prêchaient en faveur de l’utilisation d’engrais artificiels, de pesticides, de fongicides et d’herbicides dans les vignes. En cave, fermentation avec des levures sélectionnées, filtration stérile et sulfites étaient élevés au rang de normes. Jusqu’au début des années 1990, les vitivinum culteurs biologiques étaient assignés en justice par leurs collègues, car les parcelles non traitées représentaient, selon eux, des foyers infectieux dangereux menaçant les vignobles voisins. Depuis lors, le vent a tourné à 180 degrés: les vignerons bio peuvent aujourd’hui obtenir une indemnisation s’ils parviennent à prouver que les produits chimiques utilisés par leurs voisins aux méthodes de travail conventionnelles polluent leurs parcelles.

La fin de la culture conventionnelle?

Que ce soit dans les vignes ou dans les caves, il est aujourd’hui clair que les méthodes allant à l’encontre des préceptes inculqués jusqu’alors offrent des vins bien plus expressifs. Il y a encore quelques années, les vins non-filtrés issus d’une fermentation spontanée étaient considérés comme invendables, car jugés instables par l’industrie agro-alimentaire. Pourtant, à l’heure actuelle, les meilleurs Riesling, Chardonnay, Pinot et Cabernet sont produits de cette façon. L’adjonction de soufre fait ainsi figure de dernier bastion de la viticulture conventionnelle. Si un nombre croissant de vignerons parvient à prouver que les sulfites ne sont pas indispensables, l’ère de la viticulture conventionnelle prendra fin, du moins dans le secteur des vins de terroir artisanaux. Nous plongerions alors dans une ère nouvelle de culture de la vigne et d’élevage des vins. Seule ombre au tableau: l’emploi de soufre et de cuivre dans les vignes pour lutter contre les maladies dues à des champignons (mildiou).

Les risques sanitaires des sulfites restent toutefois controversés. Leurs détracteurs déconseillent vivement de boire des vins contenant des sulfites (surtout des vins liquoreux) car, à forte concentration, ceux-ci provoqueraient des maux de tête et des nausées. Certains scientifiques affirment par contre que le corps humain produit chaque jour beaucoup plus de dioxyde de soufre au cours de l’extraction des protéines alimentaires durant la digestion qu’il n’en ingère lors de l’absorbtion d’une bouteille de vin entière.

«De nombreux vins naturels sont l’expression d’une recherche de qualité et d’authenticité. Ils représentent un indéniable atout dans le monde standardisé du vin.»

Alexander Zülch négociant à Bochum (D)

Néanmoins, les débats qui animent la sphère viticole ne sont pas motivés par des questions médicales. Les vins sans sulfites ajoutés, c’est-à-dire les vins naturels, exprimeraient mieux leur personnalité et c’est cette thèse qui est au cœur de la polémique. Pour le vigneron alsacien, Christian Binner d’Ammerschwihr, les sulfites bouleversent l’équilibre des vins. «Sucre, acidité, alcool, tanins et fruit sont isolés.» Et son collègue, Patrick Meyer de Nothalten, trouve que les vins sans sulfites ajoutés possèdent une énergie particulière. «En plus, ils se boivent beaucoup plus facilement», déclare-t-il. Les précurseurs de la biodynamie, comme Nicolas Joly ou Olivier Humbrecht – «Je n’ai aucun problème avec les sulfites. On les trouve partout dans la nature» – sont au contraire partisans d’une adjonction modérée de soufre. Humbrecht plaide contre la condamnation du soufre, mais prône une utilisation réduite au strict minimum. Pour lui les facteurs de qualité d’un vin sont: des raisins sains dotés de bons taux d’acidité, une extraction optimale (pour donner au vin tous les phénols nécessaires), éviter tout blocage de la fermentation malolactique, alongement de l’élevage sur lies (dans l’idéal jusqu’à la mise en bouteille) et renoncer au bois neuf (trop poreux), au bâtonnage, au collage et à la filtration.

A l’inverse, certains vignerons bio, tels que Michel Chapoutier, voient dans le vin naturel une provocation qui menace les acquis gagnés ces dernières décennies. Il a ainsi réclamé récemment que les «vins naturels à défauts» se voient retirer leur appellation d’origine contrôlée (AOC). Il ne semble pas se rendre compte qu’un goût de bock prononcé dérange plus certains amateurs de vin qu’une acidité volatile un peu trop élevée...

Une date de péremption sur l’étiquette?

Comme la fermentation produit de façon naturelle une infime quantité de soufre (jusqu’à 15 milligrammes), les vins sans sulfites n’existeront jamais à proprement parler. Pourtant l’idée de ne pas dénaturer le vin dans les vignes ou en cave fait de plus en plus d’adeptes. Parmi les instigateurs de cette idée figurent la française Isabelle Legeron, Master of Wine et cofondatrice de «The Natural Wine Fair», la journaliste du vin américaine Alice Feiring et des négociants, comme Holger Schwarz, Martin Kössler ou Alexander Zülch en Allemagne. Même les grossistes ont découvert le vin naturel. Coop Suisse, par exemple, propose depuis peu deux vins sans sulfites ajoutés issus du Languedoc. La particularité de ces vins? Leur étiquette indique une date de péremption.

«Le vin naturel est une bombe chimique. Ceux qui s’engagent dans cette voie mettent en péril les progrès réalisés ces trente dernières années.»

James Halliday auteur australien

La dégustation de VINUM pour ce dossier (à partir de la page 31) montre que certains vins naturels présentent un niveau de qualité impressionnant. Reste encore à savoir comment concilier cette philosophie des vins naturels avec les exigences du marché viticole moderne. Les vins sans sulfites ajoutés sont-il assez stables pour être commercialisés dans le monde entier? Faut-il au contraire respecter une limite géographique et temporelle de commercialisation? Si le vin naturel parvient à répondre de façon satisfaisante à ces question, nous connaîtrons le début d’une nouvelle ère!

DANS LES VIGNES - ADIEU TRACTEUR

Certains vignerons et négociants estiment qu’une vinification en amphores et un ajout minimal de sulfites suffisent pour mériter le titre de vin naturel. Si on suit le concept de vin naturel jusqu’au bout, on ne peut arriver qu’à une conclusion: ces vins doivent respecter des règles très strictes en matière de vinification, mais aussi de culture.

Pour obtenir le label bio de l’UE, un vigneron peut encore utiliser jusqu’à six kilogrammes de cuivre pur par hectare et par an afin de lutter contre le mildiou. Et l’enherbement des vignes ne figure même pas parmi les dispositions contraignantes. Un vin qui se veut naturel doit au moins remplir ces critères du label bio européen. D’ailleurs, tout vigneron, qui réussit le tour de force de produire en cave un vin sans ou avec très peu de sulfites, s’emploie, en règle générale, à respecter des règles plus strictes dans les vignes. En fait, la plupart des producteurs de vin naturel ou de vin orange se tournent vers la biodynamie et les préceptes du philosophe et précurseur del’anthroposophie Rudolf Steiner (1861 – 1925). Ils utilisent des préparations adaptées (engrais à base de corne de vache 500, préparation de silice 501, décoctions de camomille, de prêle, d’orties, d’écorce de chêne ou de pissenlit) et organisent leur travail dans les vignes en fonction du calendrier des semis de Maria Thun (1922 – 2012), qui s’appuie sur l’observation des phases ascendantes et descendantes de la lune ainsi que sur les positions dans le ciel de certaines constellations. Des labels, comme Demeter ou Biodyvin, garantissent l’application scrupuleuse de cette philosophie de culture complexe.

Aller jusqu’au bout de la logique

Mais d’autres scénarios plus extrêmes agitent depuis longtemps le monde du vin naturel. Selon le principe du circuit fermé, le vigneron redevient automatiquement un agriculteur classique et le domaine une exploitation mixte. Le vigneron doit par exemple produire lui-même les plantes destinées à ses décoctions. Pour obtenir un excellent compost, il fait pousser des céréales et élève des bêtes. Nicolas Joly ne conçoit de fabriquer ce type d’engrais qu’en utilisant du fumier issu d’animaux ayant eu une alimentation équilibrée. Pour lui, le mélange idéal est constitué d’un tiers de feuilles, d’un tiers de racines et d’un tiers de foin de première qualité agrémenté de fleurs et de fruits.

Le pâturage de bêtes dans les vignes enherbées connaît une renaissance. Au début du printemps, les moutons et les chèvres, mais aussi les poneys ou les chevaux mangent les pousses trop précoces et «nettoient» les ceps de leurs branches superflues, tout en fertilisant le sol. Un nombre croissant de vignerons troquent leur tracteur de plusieurs tonnes contre des chevaux beaucoup plus légers pour tirer la charrue, ce qui évite tout compactage néfaste du sol. De plus, les chevaux peuvent accéder aux vignes plus denses, dans lesquelles les tracteurs sont incapables de se frayer un chemin. Pour Nicolas Joly, la question de savoir si le vigneron préfère passer sa journée de travail en compagnie de son cheval plutôt que de conduire son tracteur bruyant relève de la philosophie. Mais il est convaincu qu’un monde sépare ces conceptions en termes de pénibilité du travail.

Quant au choix des cépages, les défenseurs du vin naturel privilégient sans hésiter les cépages indigènes. Le Ribolla Gialla à la frontière entre l’Italie et la Slovénie ou la Malvoisie et le Terlan en Istrie en sont les meilleurs exemples. Par malheur, presque tous ces cépages locaux présentent l’inconvénient d’être sensibles au mildiou. Si l’on tient à appliquer le concept de vin naturel à la lettre, cela signifie qu’il faudrait recourir uniquement à des cépages résistants aux champignons, aussi connus sous le terme de «Piwis». En effet, avec des cépages, comme le Solaris ou le Cabernet Jura, il semble possible de produire sans soufre dans les vignes et sans sulfites ajoutés en cave afin de faire du vin naturel une réalité.

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