Dégustation

Gagner aux points

Texte: Alexandre Truffer

  • En présence de l’ambassadeur de Suisse, Aigle est désigné ville hôte du Mondial de Bruxelles 2018.

En 2019, le Concours Mondial de Bruxelles, ses 9000 vins et ses 350 dégustateurs feront étape à Aigle. En Suisse, si l’on y ajoute les concours internationaux, nationaux et régionaux, pas moins de 16 000 vins verront leur qualité notée sur 100 l’an prochain. Mais peut-on vraiment traduire en chiffres la qualité d’un vin? Si oui, comment donner une universalité à ces pointages? Si non, quelles alternatives trouver?

«La venue du Concours Mondial de Bruxelles est un événement qui concerne tout le vignoble suisse. Si l’on y ajoute la Fête des Vignerons ainsi que la tenue du Congrès de l’OIV, 2019 offrira une visibilité internationale inégalée, et sans équivalent, au vignoble et aux vignerons suisses», déclare Frédéric Borloz, président du comité d’organisation. Ce conseiller national vaudois est aussi le président du Mondial du Chasselas qui annonce cette année un nouveau record de participation en dépassant la barre des 800, ce qui constitue un exploit au vu des faibles surfaces dévolues à ce cépage dans le monde (sans doute moins de 6000 hectares sont destinés à la vinification). Si on y ajoute, le Grand Prix du Vin Suisse, concours national qui flirte avec les 3000 échantillons (pour un vignoble de moins de 15 000 hectares), les compétitions internationales thématiques – Mondial du Merlot & Assemblages (450 échantillons) et Mondial des Pinot (1350 échantillons) – ainsi que les compétitions cantonales, elles aussi très suivies (de quelques 300 échantillons pour les 600 hectares de Neuchâtel, à près de mille pour le Valais) et quelques compétitions annexes, la Suisse apparaît comme le paradis des concours.

Un procédé compréhensible et populaire

Ce lien entre vignerons helvétiques et compétitions œnologiques ne doit rien au hasard. Pour un pays totalement inconnu sur la scène internationale comme l’était la Suisse il y a trente ans, les concours étaient le seul moyen de faire reconnaître l’évolution qualitative du vignoble. Les premiers résultats marquants pour des crus arborant le drapeau à croix blanche datent des années 1990. Ces grandes médailles d’or ont eu, à l’époque, un fort retentissement médiatique et un impact conséquent sur la vision qu’avait la clientèle helvétique des vins suisses. Du côté des prescripteurs internationaux, par contre, l’intérêt ne s’est vraiment développé que depuis quatre ou cinq ans. En résumé, plus de vingt ans d’inertie pour que la majorité des spécialistes n’assimilent plus Chasselas et raisin de table ou cessent de célébrer les mérites de la «Petite Amigne». A l’heure actuelle, en envoyant chaque année près de 8000 vins dans les différents concours, les vignerons suisses confirment l’intérêt de ces compétitions souvent décriées pour leur générosité, leur vénalité ou leur opacité.

Un sérieux reconnu

Dans son édition de juin 2017, la Revue des Vins de France se posait la question de la crédibilité des concours des vins. Le journaliste Fabien Humbert relevait qu’au Concours général agricole, 45% des vins dégustés étaient récompensés, un chiffre encore modeste au regard des compétitions anglaises (44% pour l’International Wine Challenge et 71% pour les Décanter Award) où il est plus difficile de revenir bredouille que médaillé. Face à ces dérives, l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin et l’Union Internationale des Œnologues ont mis en place un certain nombre de garde-fous, comme un nombre minimum de cinq jurés par table, un pourcentage obligatoire de professionnels formés à la dégustation ou un nombre de médailles limité à 30% des échantillons dégustés. En Suisse, même les compétitions qui ne peuvent prétendre au patronage de ces organisations (parce qu’elles n’ont pas de vocation internationale par exemple) suivent ces principes, voire possèdent des règles encore plus strictes. Ce sérieux, reconnu par les producteurs, implique non pas qu’un vin qui arbore une médaille soit le meilleur (ce qui est d’ailleurs une question éminemment subjective) mais que, au milieu d’une dizaine d’autre crus qui lui sont comparables en terme de style, de teneur en sucre et de volume d’alcool, ses qualités ont, à l’aveugle et sans préjugés relatifs à son origine ou à son coût, fait l’unanimité parmi un collège de professionnels d’horizon et d’opinions fort diverses. Ce qui constitue déjà une performance digne d’attention!

 

De l’universalité du bon goût

Art ou science, la dégustation divise. Le coup de cœur d’une personne ne provoquera aucune émotion chez son voisin. Dans ces conditions, peut-on définir des règles et des standards utilisables par tout un chacun.

Comme il est impossible de tester soi-même les quantités impressionnantes de vins différents produits chaque année, des experts de diverses obédiences dégustent des milliers de crus qu’ils analysent, commentent et notent pour le bénéfice du grand public. Face aux critiques, qui assument une subjectivité absolue, de nombreux organismes revendiquent la caution scientifique de l’analyse sensorielle, qui entend objectiver les perceptions individuelles. Pourtant, depuis peu, cette dernière est aussi remise en cause. Entre autres par les adeptes de la méthode géosensorielle qui militent pour une révolution totale de la dégustation.

Standardiser des perceptions subjectives

L’analyse sensorielle rassemble un ensemble de méthodes qui a pour but d’obtenir un point de vue objectif sur les perceptions sensorielles ressenties. Technique utilisée dans les concours de vins, elle entend donner un jugement qualitatif qui soit cohérent et universel, plutôt qu’un avis personnel conditionné par les spécificités biologiques et culturelles du sujet, ses préjugés ou son environnement. Pour atteindre cet idéal, les compétitions œnologiques utilisent des fiches techniques listant des caractéristiques visuelles, olfactives, gustatives et d’appréciation générale. Chaque critère – parmi lesquels on peut citer l’intensité aromatique, la franchise où l’harmonie générale – reçoit une pondération différente. Ainsi, un problème dans la qualité des arômes en bouche sera plus sévèrement pénalisé qu’un défaut touchant l’aspect visuel. Si des fiches utilisant des échelles de vingt ou de mille points existent, la très grande majorité des concours se sont désormais ralliés au système à 100 points recommandé par l’Organisation internationale du vin et l’Union Internationale des Œnologues.

Bonne méthode, mauvais exécutants

Utilisée dans la plupart des compétitions ainsi que par tous les professionnels de l’industrie agro-alimentaire, l’analyse sensorielle possède un certain nombre d’opposants. En réalité, ceux-ci qui composent un conglomérat de réfractaires aux concours et aux médailles mettent le plus souvent en avant les faibles compétences des jurés, le manque de répétabilité des résultats, les biais consécutifs à l’ordre de service des vins, l’existence de vins spécialement concoctés pour remporter des médailles ou l’intérêt économique des concours à «vendre» des médailles. Des reproches plus ou moins recevables selon le degré de sérieux des concours (qui varie énormément) qui, pourtant, ne remettent pas vraiment en cause la méthode elle-même.

Dégustateurs de référence et de révérence

A l’inverse de l’analyse sensorielle qui considère que la vérité naît du consensus, le critique donne son avis et ses conseils d’achat et de garde sur les vins qu’il déguste. Consubstantiels aux primeurs bordelais où les vins sont goûtés en cours d’élevage et vendus avant d’être mis en bouteille, ces experts dont les notes étaient retranscrites dans des médias ou dans des guides jouaient un rôle sur les prix pratiqués par les châteaux de la Gironde. Le plus célèbre d’entre eux, l’Américain Robert Parker a même fait la pluie et le beau temps sur la planète-vin durant deux décennies. Aujourd’hui, les primeurs bordelais accueillent près de 6000 visiteurs qui, à quelques exceptions près, s’accordent en général à attester la munificence du millésime et se contentent de confirmer les hiérarchies établies. Si la connaissance du microcosme viticole des critiques sérieux est indéniable, on peut leur reprocher le fait que les dégustations ne sont pas faites à l’aveugle (en tout cas, pas pour les grands châteaux). L’opacité de leurs sources de revenus, la connivence avec les grands domaines et l’incapacité à déceler les fautes œnologiques font aussi partie des reproches distillés par les caustiques qui refusent de croire en l’existence de palais ou de nez hors normes capables d’appréhender la quintessence du (bon) goût.

Dégustation géosensorielle et terroir

Méthode alternative qui commence à pointer le bout de son nez, la dégustation géosensorielle vient de Bourgogne, où elle a été théorisée par Jacky Rigaux qui entend «associer la dégustation du vin à la connaissance du lieu qui l’a vu naître et de celui ou celle qui l’a accouché». Mêlant la connaissance du terroir (un mot aussi mal défini que mythifié) à la glorification d’un âge d’or médiéval, la dégustation géosensorielle rejette plus ou moins en bloc toutes les innovations de la modernité. Pour ses tenants, le vecteur idéal de la dégustation serait le tastevin en métal et non le verre (bien que des verres désignés pour la dégustation géosensorielle soient désormais commercialisés), les descripteurs aromatiques sont à proscrire, l’olfaction doit être mise de côté afin de se concentrer sur la consistance du vin, sa minéralité, sa texture et sa sapidité en bouche. A noter que malgré ses postulats qui semblent idéologiques et ascientifiques, la dégustation géosensorielle vient de faire son entrée dans l’enseignement supérieur, puisque l’Université de Strasbourg vient de créer un Diplôme Universitaire intitulé «Vers le terroir par la dégustation géosensorielle.»

Entretien avec Thomas Costenoble
Directeur du Concours Mondial de Bruxelles

En quête du juré parfait

 

L’une des spécificités du Concours Mondial de Bruxelles est d’avoir mis en place un algorithme qui corrige les notes de chaque juré afin d’éliminer les biais apportés par des jurés trop généreux, trop sévères ou peu compétents.

Quelle sont les origines du Concours Mondial de Bruxelles?

Tout a commencé par une dégustation en marge d’un salon en Belgique organisé par Louis Havaux. Plus de huit cents échantillons ont été inscrits, ce qui a été un succès d’estime et un gros défi logistique. Conscient qu’il fallait quelqu’un pour prendre à bras le corps l’organisation de l’événement, j’ai été contacté par les initiateurs de ce projet que j’ai rejoint dès la deuxième édition.

Comment êtes-vous passé de 800 à 9000 vins?

En dix ans, nous avons grimpé progressivement de huit cents à deux mille. Le nombre d’échantillons a explosé quand nous sommes devenus un concours itinérant.

Pourquoi avoir mis en place un sytème de «correction» des jurés?

A l’origine, nous bénéficions du patronage de l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin, de l’Union Internationale des Œnologues et de la Fédération mondiale des Grands concours internationaux de vins et spiritueux. Nous avions envie d’étudier la problématique des concours en général, mais aussi les biais de dégustations ainsi que certains cas d’école. Confrontés à une inertie certaine, nous avons décidé de consacrer l’argent budgeté pour les patronages dans les études statistiques qui ont commencé en 2003 et nous ont permis de faire un énorme bond en avant.

Quels étaient les biais de dégustation qui vous posaient le plus de problèmes?

Au départ, le biais le plus flagrant était que la proportion de médailles augmentait en parallèle à la sucrosité des vins. Dès qu’un jury dégustait une série de vins liquoreux, le pourcentage de vins médaillés faisait un bon. On se retrouvait donc avec une proportion très élevée de vins moelleux primés par rapport aux vins secs. C’était facilement observable et systématique, ce qui m’a poussé à contacter l’institut de statistiques de l’Université de Louvain. Deux mémorants se sont mis à travailler sur la question et à exploiter la grande quantité de données que nous avions à disposition afin de mettre sur pied un algorithme qui permette de corriger ce problème.

En clair, que fait votre algorithme?

La première demande des statisticiens a été de cloisonner les vins qui étaient surpondérés (en l’occurrence les vins doux) et ceux qui étaient sous-pondérés (les rosés). C’est pourquoi, nous avons désormais des jurys qui, durant les trois jours du concours, ne dégustent que les vins doux et d’autres qui ne dégustent que les rosés. Mais surtout, nous faisons une normalisation de chaque juré.

Que signifie «normaliser» un juré?

Nous élaborons un profil de sévérité ou de générosité de chaque dégustateur. Ce profil tient compte de la moyenne, de l’écart-type, de la discrimination et de la capacité à utiliser, ou non, l’ensemble de la fiche. En fonction de ce profil, toutes les notes de nos jurés seront pondérées selon une formule mathématique relativement complexe qui dépend de plusieurs variables,  comme l’ensemble de ses notes personnelles, l’ensemble des notes de son jury et de l’ensemble des notes du concours.

Ce qui signifie que la moyenne calculée par le chef de table n’est pas la note finale qu’obtiendra le vin?

Absolument, et c’est parfois difficile à faire comprendre aux gens. Les notes des jurés sont des notes sans normalisation. Or les médailles du Concours Mondial de Bruxelles sont toujours accordées sur la bases des notes normalisées. Nous considérons aujourd’hui que notre algorithme est au point et qu’il offre une excellente fiabilité. Avant ce travail de normalisation, nous avions des jurys qui attribuaient 80% de médailles et d’autres à peine 5%. Comme nous faisons très attention à mettre en place des séries mélangeant des vins de différentes gammes de prix, de différents styles et de différentes provenances, cette différence n’était pas due au fait qu’une table n’avait que des bons produits et l’autre que des cuvées de mauvaise qualité. La conclusion des statisticiens était que, sans normalisation, les vins tombés sur un jury très sévère n’avaient aucune chance d’avoir une médaille. En bref, le concours était une loterie dans laquelle le facteur déterminant était la table sur laquelle le vin était jugé. Avec notre système de normalisation, ce problème disparaît complètement.

Qu’est-ce qu’un bon dégustateur?

Avec notre système, la sévérité ou la générosité d’un dégustateur n’est pas un problème puisque ses notes sont pondérées de façon systématique. Nous recherchons des gens qui ont des avis cohérents et répétables, c’est pourquoi nous insérons des échantillons témoins (chaque jour un même vin est proposé deux fois afin de vérifier la cohérence de jugement) dans chaque jury. Nos graphiques montrent aussi la performance de chacun. On voit parfois que des gens commencent à fatiguer et deviennent complètement incohérents. Enfin, le troisième critère est la discrimination. Un juré qui met systématiquement 83 ou 84 points à tous les vins n’a aucun intérêt. Il sera cohérent et répétable, mais l’information qu’il fournit ne sert à rien.

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